Le carton

15/03/2019

Une histoire bête... comme il en existe tant d'autres

LUI: C'est pas vrai, on avance pas ! Je te parie, qu'à tous les coups c'est un accident !

ELLE: T'énerve pas, mon chéri, on n'est pas pressés. Mais, où tu vas, Jeannot ?

LUI: Je vais me dégourdir un peu les jambes. De toute façon, on est bloqués...

ELLE: Attends un peu, ça va bientôt se décoincer

LUI: Ça métonnerait. À mon avis, y en a pour la journée. Tiens, qu'est-ce que je te disais ? J'entends la sirène des pompiers. Ça doit être à hauteur du feu rouge. Ça cartonne souvent par ici. Allez viens, on va jeter un œil.

ELLE: Mais, qu'est-ce que tu fais avec ton portable ?

LUI: Je filme, la bonne blague. On postera ça sur l'internet, on va faire le buzz !

ELLE: Ça va pas non ? Tu trouves pas ça un peu morbide !?

LUI: Au moins, on sera pas venus pour rien. Allons, suis-moi !

ELLE: Enfin, Jeannot, ça se fait pas, c'est pas correct

LUI: C'est pas correct, non plus, de nous faire chier un jour pareil. Il aurait pu cartonner ailleurs, cet abruti ! Notre premier jour de vacances, ça commence mal.

ELLE: Ça, je t'avais dis qu'on aurait dû partir plus tard. À cette heure-ci, y a toujours plein de monde sur les routes.

LUI: Un accident, par définition, on peut pas prévoir... Bon, tu viens ou quoi ?

ELLE: J'arrive, j'arrive... mais, range ce portable, s'il te plait !

LUI: Certainement pas, je veux pas en louper une miette. Regarde, c'est là-bas, on y est presque. Allez, Corinne, dépêche-toi !

ELLE: En tous cas, j'aime pas ça, moi, de jouer les vautours.

LUI: Évidemment, on y voit rien avec tous ces curieux. Ça, dès qu'il y a un carton, les gens, il faut qu'ils s'agglutinent. C'est fou, hein !

ELLE: Je te signale que c'est, aussi, ce qu'on est en train de faire !

LUI: Moi, c'est pas pareil, je filme. C'est une sorte de reportage.

ELLE: Y a des professionnels, pour ça. D'ailleurs, c'est pas la camionnette de France 2 qui est là-bas ?

LUI: Tu penses, ils veulent surtout pas louper ça. Faut dire que pour du carton, c'est du beau carton. Surement, le plus gros de l'année. Regarde moi toutes ces bagnoles défoncées. Quel carnage !

ELLE: C'est pas beau à voir, en effet. Mais, range ton téléphone, Jeannot !

LUI: Le chauffard qui a provoqué tout ça doit être dans un bel état, j'espère qu'il a une bonne assurance, ça va lui coûter bonbon. Viens, on va voir à quoi il ressemble. Avance, Corinne, on y est presque !

ELLE: Marche moins vite, j'arrive pas à te suivre

LUI: Et pourquoi t'as mis des talons, aussi ? Enlève tes godasses, ça ira plus vite. Presse-toi, je voudrais arriver avant la télé

ELLE: Pfftt, ce que tu es pénible, alors. Aïe !

LUI: Qu'est-ce qu'il y a ?

ELLE: C'est pas facile de courir pieds nus... attends-moi !

LUI: Oh purée, la voilà la bagnole. Enfin, ce qu'il en reste. Tu vois le chauffeur ?

ELLE: Entre les flics et les pompiers, c'est pas facile. Tu vois bien qu'ils bloquent l'accès.

LUI: Attends, je vais me faufiler en douce.

ELLE: Mais ne filme pas, voyons. Je trouve ça malsain. Et puis c'est interdit. Y en a qui ont eu des PV pour moins que ça !

LUI: Ce qui est interdit, c'est de se faire gauler. Tais-toi et personne n'en saura rien

ELLE: S'il te plait, mon chéri, range ce téléphone, ça me plait pas ce que tu fais !

LUI: Pas question. En plus, y a le caméraman de France 2, juste derrière, je vais le griller au poteau. Tu seras bien contente si on a des milliers de vues.

ELLE: Certainement pas !

LUI: Regarde, on voit ses pieds. Pauvre type, il a dû griller le feu rouge, voilà ce qui arrive quand on regarde pas la route. Il est complètement encastré dans sa voiture. Les pompiers vont s'amuser pour le sortir de là.

ELLE: Reste-là, Jeannot ! De toute façon, les policiers t'empêcheront de passer.

LUI: Tu parles, ils ont autre chose à foutre. Mais, reste ici, je me ferais moins repérer.

ELLE: Alors, file-moi ton portable !

LUI: Tu plaisantes, je tiens le scoop, là ! Un direct live, je vais en récolter des likes ! Ça y est, ils ont découpé la carrosserie, ils vont retirer le cadavre.

ELLE: Holà, pas trop vite, qu'est-ce qui te dit qu'il est mort ?

LUI: Vu l'état de sa caisse, ce serait bien un miracle qu'il s'en soit sorti. Oh, merde, y a sa bonne femme dans le fossé, elle a dû être éjectée. T'imagines la violence du choc ?

ELLE: Pour la dernière fois, arrête avec ce téléphone.

LUI: Attends, je filme sa tronche et j'éteins, promis ! Tiens, voilà les ambulanciers, ils vont le mettre sur le brancard. Zut, ah non, c'est pas le moment que la batterie me lâche !

ELLE: Dis, c'est curieux, tu trouves pas qu'il te ressemble un peu ?

Ses dernières paroles se répétaient en boucle, comme un écho dans ma tête. "... il te ressemble un peu ... un peu... un peu... un peu..."  Et puis le noir !

Même lieu, même heure, y a que les personnages qui changent.

OFF-1: Alors, capitaine, vous pensez qu'il a ses chances ?

OFF-2: Ça m'étonnerait, vu l'état de la voiture et la violence du choc, ce serait un miracle qu'il s'en soit sorti.

OFF-1: C'est à qui ces souliers ?

OFF-2: Sa compagne, je suppose. Elle a été ejectée, elle est morte sur le coup !

OFF-1: C'est idiot quand même, ils ont l'air si jeunes. Sûrement un petit couple qui partait en vacances

OFF-2: Oui, c'est tragique, mais... c'est la vie. Emballez-moi ça, faut dégager la route

OFF-1: Oh, attendez capitaine, l'homme tient quelque chose dans sa main

OFF-2: Son téléphone, évidemment. Ah, cette manie qu'ils ont de jouer avec leurs portables au volant.

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