Une histoire si banale

18/12/2023

Courte nouvelle en 24 mouvements

- - - - - - 01 : JULIETTE - - - - - -

Juliette était une fillette curieuse, enthousiaste et espiègle, elle n'en était pas moins sage et studieuse. Pour preuve les bonnes notes qu'elle recueillait en classe, sans effort apparent et avec les félicitations de la maîtresse.

Elle aimait beaucoup madame Fleur, l'institutrice de CM2 qui lui prédisait un grand avenir. Elle était fin prête pour le "Secondaire" et ses parents étaient très fiers de leur fille.

Était, parce que les vacances d'été avaient été très éprouvantes et qu'à sa rentrée au collège, Juliette avait bien changé.

Elle ne connaissait rien de ce nouvel établissement, de cette nouvelle organisation. Comment allait-elle passer d'un prof à l'autre ? Madame Fleur était tellement rassurante avec sa petite voix fluette. Celle du proviseur qui faisait l'appel dans la cour du collège Saint-Martial la remplissait d'effroi. Se ferait-elle de nouveaux camarades de jeu ? Il y avait tellement de monde et toutes ces nouvelles têtes l'effrayaient un peu.

Heureusement, elle avait repéré dans la cour quelques visages connus, copains et copines de l'école élémentaire, ce qui étouffait un peu ses appréhensions.

  • Hé ho, Julien ! avait-elle crié à son copain qui paradait au milieu d'un groupe de filles en pâmoison. C'était cool tes vacances ? Tu vas bien ?

En la voyant cavaler vers lui, Julien avait eu l'air gêné. Il avait rougi, balbutié et fait mine de ne pas la reconnaitre

  • Enfin, Julien, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
  • Qu'est-ce qu'elle me veut l'autre folle !? Elle ne voit pas que je suis occupé !

Julien l'avait toisé de haut, un petit rictus de mépris au coin des lèvres, puis il avait tourné les talons, accompagné de la grappe de filles, gloussant à qui mieux-mieux.

Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Juliette s'étonnait de sa réaction. L'année passée, dans la classe de madame Fleur, ils étaient pourtant copains.

- - - - - 02 : JULIEN - - - - - -

Malgré un automne assez doux, Julien emmitouflé dans son gros pull, ricanait en regardant son smartphone.

  • C'est vrai, t'as fait ça, t'as fait ça ? s'était emballé Kévin, toujours à l'affût d'une bonne blague
  • Hé quoi, je suis pas une mauviette, gros. J'appelle ça le Rebel Masqué. Et, discrètement sous la table, Julien lui avait montré son écran : C'est classe, non ?
  • Graaave ! Trop de la balle, frère !

La balle en question, c'était le compte Tik-Tok que Julien venait d'ouvrir.

Kévin, lui, n'avait pas de portable "à cause de ses ieuvs trop boomers qui vivaient encore comme à la préhistoire du moyen-âge". Il devait se contenter du PC familial avec contrôle parental, ce qui limitait singulièrement sa navigation sur la toile. Aussi, s'épatait-il que son nouveau meilleur ami disposât d'un appareil aussi précieux.

  • Et t'as combien de followers ?
  • Attends, je démarre juste. Mais je me donne pas un mois avant de buzzer du bizuth

Julien avait un talent certain pour la formule qui claque, la blague assassine, la caricature et les photos-montages et il se promettait de monter une petite start-up de dézingage en règle qui émerveillait son pote. Kévin badait Julien qu'il trouvait drôle et audacieux. Et gonflé, surtout.

  • Et qui tu vas dézinguer, hein ? C'est qui, c'est qui ?
  • J'sais pas encore… Mais crois-moi, ça va saigner mortel !

Au coin du radiateur, les deux garnements s'étaient esclaffés bruyamment au point que monsieur Raymond, le prof de maths avait dû les rappeler à l'ordre et menacer de confisquer leur jouet s'ils ne se montraient pas plus attentifs à ses équations à deux inconnues. Kévin avait aussitôt baissé les yeux mais Julien ne s'était pas démonté.

  • Si elles sont inconnues, c'est normal qu'on les reconnaisse pas, avait-il fanfaronné

Toute la classe avait ri, mais pas monsieur Raymond :

  • Après la classe, vous viendrez me voir tous les deux, avait-il sobrement répondu

Le calme était revenu dans la classe et, de sa place, Juliette avait jeté un clin d'œil qu'elle voulait complice, à Julien et Kévin qui, dans un même mouvement, l'avaient ouvertement ignorée. Juliette avait ravalé son râteau et s'était replongée dans ses variables algébriques. Non, décidément, elle ne comprenait pas leur comportement.

- - - - - - 03 : SOUTIEN DE FAMILLE - - - - - -

Depuis que maman n'était plus là, c'est Juliette qui devait aller chercher sa petite sœur à la crêche, faire les courses au retour du collège et préparer la cuisine tout en révisant ses devoirs. Papa ne rentrait qu'à vingt heures, après d'interminables réunions de bureau qui le contrariaient et Juliette tenait à ce que le diner soit prêt. Elle n'aimait pas voir son père aussi soucieux. Lui aussi, était si joyeux avant l'été.

Papa lui avait dit que sa boîte prenait l'eau et qu'ils allaient bientôt couler, mais Juliette n'avait pas trop pigé comment il pouvait y avoir autant de flotte au douzième étage d'une tour pleine de bureaux

  • Ce n'est sûrement qu'une petite fuite de rien du tout. Il suffit d'appeler un plombier, c'est rien.

Papa avait souri de cette candeur et songé que sous ses petits airs de jouvencelle, Juliette n'était encore qu'une petite fille

  • Demain, on ira voir maman à la clinique, avait-il annoncé comme une bonne nouvelle.

Et le repas s'était achevé dans un climat serein, entre les clapotis de la télé et les gazouillis de la petite sœur. Ce soir, Juliette avait redonné un sourire à son père, le premier depuis un mois, et elle tenait ça comme une récompense personnelle. Alors, avant d'aller la coucher, elle avait emmené sa petite sœur, jouer au ballon sous le prunier que, cinquante ans plus tôt, mamie avait fait planter dans le jardin familial.

- - - - - - 04 : LE MARIOLE et LE ZÉRO - - - - - -

  • Des prunes ! s'extasiait Julien en agitant son portable. Ça m'a coûté des prunes.

Et il expliquait à qui voulait l'entendre que son reup travaillait aux douanes et qu'il se servait aux culs des camions au prétexte qu'il fallait bien qu'il arrondisse ses fins de mois, parce que l'administration, ça paie pas des masses.

Comparé à sa famille de bobos, Kévin trouvait que son pote avait une vie palpitante et il enviait en secret, l'unanimité qu'il avait su faire autour de lui. Oui, en un mois à peine, Julien était devenu le plus populaire de sa classe. Et bientôt du collège.

Maniant ironie et sarcasme avec aisance il pouvait, d'un seul mot, foudroyer un fayot ou faire taire un boloss.Il forçait le respect des garçons qui jalousaient son swag badasse et sa désinvolture de mec qui s'en balec. Tchatcheur et charmeur, il savait plaire aux filles qui buvaient ses paroles.

Tous l'admiraient pour sa répartie et son insolence. On riait de ses plaisanteries quand il singeait le prof de français dès qu'il avait le dos tourné ou débitait des allusions salaces sur la prof d'anglais. On s'extasiait de son toupet et son esprit frondeur. D'ailleurs Julien l'avait marqué au feutre sur son cartable. Il était un bad-boy, un rebelle qui n'a peur de rien, ni de personne. Et Kévin trouvait ça grave trop cool !

Julien n'était pas pour autant un mauvais élève, il aurait pu se maintenir dans une moyenne honorable. Mais, à cause de ses écarts de langage et ses accès d'humeur, il écopait régulièrement de mauvaises notes qui le faisaient chuter en bas du classement.

Ce matin Miss Kalt, la prof d'anglais, avait intercepté la boulette de papier que Julien lançait à Kévin. L'ayant défroissée, elle avait découvert une caricature hideuse la représentant dans une position fort douteuse.

  • You are a stupid boy, l'avait-elle blâmé avec son fort accent britannique.

Et, pour sa peine, elle lui avait collé zéro. Ce qui, en anglais se dit ziro.

  • Zorro, le vengeur masqué, s'était pavané Julien, comme si tout ça ne prêtait pas à conséquence.

Et tous les gamins avaient ricané de concert. Kévin lui avait même lancé une œillade complice.

Mais, à la fin du cours, alors que la classe s'éparpillait en récré comme une volée de moineaux, Julien était resté, timide et penaud, pour parler à Miss Kalt. Il avait pris son petit air de chien battu, ses yeux de cocker et sa voix était blanche :

  • Please, miss, avait-il plaidé dans la langue de Shakespeare. My father go to kill me.
  • My father will kill me, l'avait-elle sévèrement corrigé.

À la sortie du bahut, Kévin l'attendait

  • Trop naze la rosbif, avait-il sincèrement compatit. Ton daron va t'engueuler ?
  • Pense-tu, il s'en fout. Il est trop cool mon vieux !

Et c'est vrai qu'il était cool le père Montec. Du moins, quand il n'était pas énervé. Et qu'il n'avait pas bu un coup de trop. Mais, ces derniers temps, il était souvent énervé. Et du coup, il buvait trop.

- - - - - - 05 : CORRECTION - - - - - -

Chez les Montec, la pendule venait de sonner vingt heures trente, maman débarrassait la table, papa torchait son litron et Julien pliait sa serviette.

  • Tu me fais voir ton carnet de notes, avait réclamé son père en échangeant son verre vide contre un verre plein.

Julien avait aussitôt piqué du nez sur ses godasses et rétorqué :

  • Pas la peine, les profs n'ont rien marqué
  • Quoi ? Depuis plus d'un mois ? Mais qu'est-ce qu'ils foutent dans ton bahut ? C'est bien glandeurs et compagnie tout ça !

Papa allait entonner son couplet habituel sur les fainéants de fonctionnaires, oubliant au passage qu'il travaillait lui-même pour l'administration publique et Julien, tel le petit chien à l'arrière de l'auto, acquiesçait docilement de la tête pour laisser s'écouler le flot des invectives paternelles. Il espérait que cette diversion lui serait salutaire. Mais son père avait tendu le bras avec cette autorité muette et cette sourde détermination qui effrayait Julien et le garçon avait été cherché son carnet de notes.

Évidemment, le zéro s'étalait au gros feutre rouge dans la marge, assorti d'un commentaire lapidaire : "Julien ne cesse de faire le guignol en classe pour amuser ses petits camarades."

Papa avait froncé les sourcils, pris son air des mauvais jours et on pouvait voir se gonfler les petites veines autour de ses yeux et sous son nez.

  • Tu sais ce que ça veut dire… ?
  • Enfin Lucien, ce n'est que le premier trimestre, avait voulu tempérer maman. Ça va s'arranger
  • Laisse, Momone, occupe-toi de tes gamelles

Et tandis que maman enfournait ses assiettes dans le lave-vaisselle, papa avait défait son ceinturon.

Être confiné dans sa chambre était le moindre de ses soucis. Maintenant, Julien souffrait surtout de cette lanière de cuir qui lui avait zébré le dos et brisé les reins. De ses fesses endolories qui l'empêchaient de s'asseoir et de ses cuisses qui le brulaient.

Demain, il n'ira pas à la piscine. Il s'emmitouflera dans de gros pulls et prétextera une grippe soudaine. Il sait que Monsieur Champaud le laissera sur un banc pendant que les autres iront barboter. Il ne pose pas de questions, Champaud, il n'est pas chiant. Lui, au moins, il est cool, c'est pas comme son père !

Maintenant, Julien est en colère contre son père qui l'a encore frappé. Il dit que c'est pour son bien, mais qu'est-ce que ça fait mal. Julien est en colère contre Miss Kalt qui lui a mis cette mauvaise note. À cause d'un simple dessin, elle n'a vraiment pas d'humour. Julien est en colère contre Kévin qui, d'une certaine façon, l'a poussé à faire ses pitreries pour amuser la galerie. Mais il est surtout en colère contre lui-même qui n'aurait peut-être pas dû "faire le guignol en classe". Bref, Julien est en colère contre le monde entier.

Il voudrait casser quelque chose mais il ne sait pas quoi. Et surtout sans que ça fasse de bruit pour ne pas alerter papa.

Julien tire la langue au Mickey goguenard imprimé sur son drap. Il n'aime pas le sourire de la souris. Il prend une paire de ciseaux et découpe ce sourire idiot.

Il observe le tissu déchiré, songeant qu'il suffira à maman d'y faire quelques points de couture. Il y a tant à recoudre dans cette maison. Mais, pour l'heure, l'accroc est toujours là, et la douleur ne passe pas. Alors, Julien veut exorciser sa colère, dissiper la rage qui le submerge, évacuer toute cette haine qui l'oppresse et il a une idée.

Julien allume son ordinateur, cherche des photos sur Google et dégotte une brave charolaise qui broutait dans un champ. Sous Photoshop, il détoure les pis de la vache et lui colle sur le crâne, juste entre les deux cornes. Et en dessous, en lettres capitales, il écrit en Helvetica 12 : "Tu t'es vue grosse vache ?". Il trouve le résultat très amusant et cette petite distraction lui redonne un peu de bonne humeur

Demain, il montrera son chef d'œuvre à Kévin. Et si ça fait marrer son pote, alors, chiche, il le postera sur Tik-Tok.

- - - - - - 06 - VISITE À L'HÔPITAL - - - - - -

Juliette n'aimait pas trop ces visites à l'hosto, ces longs couloirs gris, ces odeurs d'éther mêlé d'ammoniaque et de chloroforme. Surtout, elle n'aimait pas voir maman dans cet état. Maman qui ne les reconnaissait pas, maman qui les voyaient à peine et dont le regard restait fixé vers le plafond. Noyée sous ses draps d'où émergeait un tas de fils et de tuyaux, reliés à des machines aux bips inquiétants, maman ressemblait à une pieuvre informe.

  • Il n'y a pas lieu de s'inquiéter, l'opération s'est très bien passée. Maintenant, il faut juste attendre qu'elle reprenne ses esprits.

L'infirmière tentait de la rassurer mais Juliette la trouvait peu convaincante. En voyant ce que le camion a laissé de la Twingo, c'est déjà un miracle que maman ne soit pas morte.

Alors, évidemment que Juliette s'inquiétait et que de sombres pensées l'assaillaient sans cesse, mais elle n'en voulait rien montrer à sa petite sœur pour ne pas la faire paniquer. Alors, elle avait dit comme papa et comme l'infirmière : demain, ça ira mieux !

Tandis que l'infirmière changeait des tuyaux dans le nez de maman, Juliette avait reçu une notif sur sa messagerie. Quelqu'un avait posté une vidéo sur le net et l'invitait à la commenter.

  • Ce que vous êtes pénibles avec vos gadgets débiles, avait rouspété papa en reconnaissant le bip caractéristique. Moi, de mon temps, je peux t'assurer qu'on n'avait pas toutes ces…

Mais Juliette n'écoutait déjà plus le refrain paternel qu'elle connaissait par cœur. Prétextant une soudaine envie pipi, elle s'était enfermée dans les toilettes.

Comme papa ne lui autorisait son smartphone que le week-end, Juliette craignait d'être à la traîne sur les réseaux sociaux et de louper les derniers potins. Elle avait sorti son portable avec le secret espoir qu'il s'agisse de Jessica qui devait l'inviter à son anniv, mercredi prochain. Ou peut-être Cécile qui lui avait dit avoir vu des sweet d'enfer sur Amazon et promis de lui envoyer le lien. Bref, n'importe qui, ou n'importe quoi, qui puisse la sortir de ce tourbillon d'idées noires dans lequel elle semblait chaque jour sombrer un peu plus.

Alors, Juliette avait ouvert son Tik-Tok et entrevu une vachette avec des pis sur la tête. Et elle comprit tout de suite que le texte en dessous lui était destiné : « Tu t'es vue, grosse vache ?"

Juliette avait pâli et remis son portable dans sa poche. Dans le petit miroir, au-dessus du lavabo, elle avait essuyé ses larmes et remodelé un sourire de circonstance. Devant sa petite sœur, devant papa, devant maman qui bientôt se réveillera, elle devait rester digne, se tenir droite. Elle s'était mis un peu d'eau sur le visage, avait offert un sourire forcé au miroir, puis elle était sortie des toilettes, comme si de rien n'était.

  • Houlà, qu'est-ce qui t'arrive ma puce ? s'était aussitôt alarmé papa. T'es toute blanche ! Ça ne va pas ?
  • Non, si… enfin, c'est… c'est à cause des maths. Un devoir que je n'arrive pas à finir
  • Mais c'est rien, ça, ma chérie. Faut pas te tracasser pour des bêtises pareilles. Je vais t'aider, moi et on va le résoudre ton problème de maths

- - - - - - 07 - LES MATHS ET LE PRUNIER - - - - - -

Papa voulait vraiment aider sa fille à résoudre son équation à deux inconnues mais, il était trop accaparé par les paperasses qu'il devait remplir. Celles de l'hôpital qui ne cessait de lui réclamer des documents qu'il avait déjà envoyé. Et les documents pour sa boite dont le dépôt de bilan s'avérait inéluctable.

Mais, trois jours avaient filé, l'interro approchait et Juliette avait insisté. Alors, au bout d'une heure, empêtré de théorèmes abscons et d'équations hasardeuses, il avait dû reconnaitre que les cours de maths avaient bien changé depuis le temps où il avait été écolier. Lui, de son temps c'était beaucoup plus… enfin un peu moins… Et puis, de toute façon, il voyait bien que sa fille avait le teint pâle et que le vrai problème n'était pas vraiment celui des maths. Il l'avait interrogé, mollement :

  • Toi, je vois à ton petit air que tu n'es pas dans ton assiette. Allons, raconte-moi.

Juliette ne savait pas dans quel sens ordonner les mots qui allaient sortir de sa bouche. Elle n'osait pas lui montrer la vache avec les pis sur la tête. Après tout, ce n'est qu'une moquerie de gosses, une plaisanterie sans conséquence et papa ne manquerait pas de lui rappeler. Peut-être même lui confisquer son téléphone.

Elle aurait aimé, à cet instant, être Fantômia, cette super-héroïne de sa série préférée qui communique par télépathie, sans se perdre dans les explications confuses et les mots trompeurs. Alors, elle avait mis ses doigts sur ses tempes, laissé frémir son petit cerveau en ébullition et fixé papa entre quatre yeux, en silence. Le temps s'était arrêté et elle percevait dans le silence de sa chambre des petits bruits qu'elle n'avait jamais entendu auparavant. Et quand le regard de papa s'illumina, elle se dit qu'il avait compris.

  • Oh mais je vois ma puce, je ne suis pas idiot. Oui, je vois bien que tu es amoureuse et que tu n'oses pas me le dire. Mais, tu sais, c'est normal à ton âge ! Moi aussi, quand j'étais gosse… et patati et patata…

Le danger quand on veut se confier, c'est que l'autre n'entend que ce qu'il veut entendre et en profite pour se raconter et ça, Juliette venait de l'apprendre. Bienvenue chez les adultes.

  • En fait, c'est plutôt une bonne nouvelle ! avait souri papa. Et c'est qui ? Il s'appelle comment ? Je le connais ?

Juliette ne trouvait pas ses mots et papa en avait déduit :

  • Oui, c'est ton petit secret, je comprends ! Et je n'ai pas à m'en mêler.

Et papa était retourné au salon, se replonger dans ses paperasses et ses factures.

Non, décidément Papa n'était pas très curieux. Ou bien c'est Juliette qui n'était pas très loquace. Ses parents disaient qu'elle est une jeune fille discrète qui n'aime pas se livrer et ils tenaient avant tout à respecter son intimité.

Alors, Juliette avait couché sa petite sœur et annoncé qu'elle allait jouer dans le jardin, sous le prunier que mamie avait fait planter. Et là, sous les feuilles jaunies, Juliette avait pleuré.

- - - - - - 08 - BLAGUES DE POTACHE - - - - - -

  • Elle n'a aucun sens de l'humour, s'était plaint Kévin
  • T'as raison, elle est chiante comme la pluie, avait dit Martin. Elle est trop sérieuse, elle ne sait pas se marrer.

Dans la classe de sixième B, peu de garçons avaient une bonne opinion de Juliette. Ils la jugeaient trop stricte, trop sévère, trop discrète, trop empotée ou trop je ne sais quoi. Toujours est-il qu'ils ne l'aimaient pas.

  • J'ai demandé à Jessica de ne pas l'inviter à son anniv, mercredi, disait Kévin. Elle serait foutue de nous plomber l'ambiance.
  • Au sport, elle fait trop ièch ! surenchérissait Martin. Elle refuse de grimper à la corde et elle pénalise toute l'équipe.
  • C'est parce qu'elle est trop grosse, avait braillé une voix dans leur dos. Elle ne peut même pas soulever sa graisse, tellement elle est relou.

Gustave s'était rajouté au petit groupe qui chahutait sous les platanes de la cour. Lui aussi avait vu la vidéo de la vache aux pis sur la tête et il trouvait ça grave marrant. Il l'avait déjà liké une dizaine de fois et partagé à son réseau. Mais Julien ne jugea pas opportun de lui avouer qu'il en était l'auteur et adressa un clin d'œil discret à Kévin.

  • Moi, je dis, elle a qu'à moins se bâffrer, c'est tout ! diagnostiqua le docteur Kévin d'un ton légèrement pompeux
  • Les boudins, ça bouffe du boudin, avait conclu Julien avec un de ces fameux traits d'esprit dont il avait le secret

Et le torrent de rires qu'il reçut en retour lui confirma qu'il était toujours au firmament de son génie comique.

- - - - - - Chapitre 9 - POUR QUELQUES KILOS DE TROP - - - - - -

Après avoir refermé le verrou de la salle de bain,Juliette observait l'aiguille de la balance qui tardait à se stabiliser. Trente-six kilos cinq finit-elle par lui avouer et Juliette afficha une petite mine boudeuse en tâtant la chair molle de son ventre.

Pourtant, quoiqu'en disaient les mauvaises langues, Juliette ne se bâffrait pas. Elle ne mangeait pas de sucreries, ne buvait pas de sodas, ne grignotait pas entre les repas. Mais la fin de l'été avait été difficile. L'accident de maman, le désarroi de papa, les larmes de sa petite sœur, Juliette avait dû faire face et elle avait le sentiment d'avoir vieilli d'un seul coup.

Bien sûr que Juliette n'a pas toujours eu ses petits bourrelets sous l'estomac. D'ailleurs, elle n'avait pas non plus, cette poitrine qui lui a gonflée subitement, ces fesses rebondies, ces joues épaisses et tous ces poils qui poussent sur son corps d'enfant. Alors, forcément, en se voyant chaque matin dans le miroir de la salle de bain, Juliette s'effrayait de cette créature qui, peu à peu, la remplaçait. Oh, elle n'était pas idiote, elle savait bien qu'elle devenait une jeune femme, madame Fleur le lui avait longuement expliqué. Mais elle se demandait jusqu'où irait cette transformation. Et si même, elle se reconnaitrait.

Le docteur lui avait dit :

  • C'est normal, avec tous ces événements, en plus de votre puberté, vous êtes un peu perturbée, mais tout cela va s'arranger avec le temps.

Alors, depuis elle attend. Et Juliette se demandait si elle devrait attendre encore longtemps.

Avant l'été, Juliette aimait encore la gym. Faire du sport, courir, sauter, se dépenser. À la piscine, elle était la première à se jeter à l'eau et elle grimpait déjà à la corde lisse quand les autres en étaient encore à la corde à nœuds.

Alors, ce n'était pas son poids, comme la raillaient Kévin et Martin, ni son bide de grosse vache qui l'empêchait d'y grimper, mais elle craignait ce flux soudain qui lui coulerait entre les jambes et elle redoutait qu'on ne puisse voir son short taché.

Maintenant, au pied du lavabo, la balance la défie de son aiguille perfide et Juliette regarde sa main. Ce matin, elle y avait mis du vernis à ongles. Un vermillon Pussy de chez Carmel qu'elle avait chipé dans le tiroir de la coiffeuse de sa mère. Et quand elle l'avait montré à sa copine, Jessica avait trouvé ça trop chanmé et top badass, sans que Juliette ne sache vraiment si son amie avait aimé ou pas.

Et ce soir, c'est ce doigt là, aux reflets pourpres et vermillons qu'elle enfile délicatement dans sa bouche. Elle se souvient de la planche anatomique affichée dans la salle de Sciences-Nat', elle l'a bien étudiée. Son index contourne les dents, effleure la cavité buccale dépasse la crète de langue et, juste au-dessus du pharynx, vient caresser la luette.

Elle sait que c'est désagréable, mais elle n'a pas le choix. C'est désagréable, mais c'est efficace : Juliette se penche vers l'évier et vomit tout son déjeuner. Elle laisse couler l'eau pour nettoyer le lavabo et remonte sur sa balance : Trente-six kilos quatre. Pfft, de bien gros efforts pour pas grand-chose.

Elle observe son reflet qui la console tristement dans la glace. Après tout, ce ne sont que deux ou trois kilos, pas plus. Juste un peu de gras sur les cuisses, un visage qui s'est arrondi, des hanches plus marquées. Mais Juliette voit la petite fille qu'elle était, s'effacer devant la femme qu'elle sera et tout cela l'épouvante au plus haut point.

- - - - - - 09- LE CLUB SECRET - - - - - -

  • Avec Julien on se tape de ces barres, je te dis pas ! disais pourtant Kévin à Gustave.

Dans la cour de récré, le garçon parlait avec grands gestes et forces louanges de son meilleur ami qui, selon ses propres termes, envoyait du pâté et n'avait peur de keud'.

Avec sa modestie coutumière, Julien expliquait à Gustave qu'il n'avait aucun mérite. Son père était son modèle. Un homme fort et courageux qui l'entrainait "à la dure" pour en faire "un homme un vrai". Comme Stallone. Et il était douanier. Comme Rousseau. Un soir, son daron lui avait même montré son revolver. Et comme Julien promettait à ses potes qu'un jour, il le leur montrerait aussi, les garçons étaient aux anges.

Gustave était revenu sur la vache à pis disant qu'il adorerait connaitre ce Rebel Masqué qui fait le buzz sur la toile :

  • C'est forcément quelqu'un du bahut, mais qui ? En tous cas, il est balaise.

Et à cet instant, Julien avait eu envie de le mettre dans la confidence, mais le regard électrique de Kévin l'en dissuada. Somme toute, c'était leur secret à tous les deux, leur pacte d'amitié et rien ne devait le briser. La semaine passée, Kévin avait tellement insisté :

  • Maintenant, nous sommes frères de sang, s'était-il éructé, après que Julien eut signé le Serment de Fraternité.

Le blondinet avait voulu sceller ce pacte à la manière des indiens Moyopo et avec un couteau :

  • Une petite entaille sur nos poignets pour échanger nos sangs.

Mais Julien n'avait pas été convaincu par ces méthodes de sioux et, à défaut de sang, ils s'étaient contentés d'échanger leurs bracelets.

De son coin de préau, même si elle n'entendait rien de leurs bavardages, Juliette voyait les garçons s'agiter frénétiquement en riant aux éclats. Gustave lui jetait par moments des regards qu'il pensait discrets… mais qui ne l'étaient pas du tout. Et Juliette soupçonnait qu'eux aussi avait dû voir la vidéo de la vache à pis. Que Julien ne soit plus son ami la peinait déjà beaucoup, mais qu'il participe au concert des moqueries l'affligeait plus encore.

L'année passée, au CM2, ils étaient pourtant bons copains. À la récré, ils jouaient ensemble à la marelle ou à cache-cache. Julien la faisait rire, Juliette l'aidait à faire ses devoirs.

Elle se souvient de ce jour où il avait emprunté sa corde à sauter pour tirer un arbre dans la cour qu'il voulait déplacer. En vain évidemment. C'est assez flou mais elle se souvient qu'ils avaient bien rigolé. De la cour à la classe, ils étaient inséparables.

  • Oh les amoureux, plaisantaient les autres marmots dans la cour en les montrant du doigt.

Julien et Juliette ne s'en formalisaient guère et poursuivaient leurs jeux en toute insouciance. Mais, au printemps dernier, à la piscine, Juliette avait vu les marques sur le dos de Julien et quand elle lui avait demandé comment il s'était blessé, le garçon s'était énervé. Il avait remis sa serviette sur son dos et n'avait plus jamais remis les pieds à la piscine. Dès lors, il n'a eu cesse de l'éviter et ne lui avait plus jamais parlé. Papa dit que les gens peuvent changer brusquement sans qu'on en comprenne vraiment la raison. Mais papa n'est pas quelqu'un qui cherche à comprendre.

Juliette regardait Kévin qui regardait Julien. Il s'esclaffait à chacune de ses blagues (même quand elles n'étaient pas drôles), ne cessait de le flatter et l'encenser et le suivait partout comme un petit toutou. Pour Juliette c'était très clair : Kévin est amoureux de Julien. Était-elle la seule à l'avoir remarqué ? Peut-être en parlerait-elle avec Jessica ? Mais Juliette n'était pas très avide des ragots et potins et elle songea que, somme toute, ce n'était pas ses oignons.

- - - - - - 10 : HISTOIRE DE PÉDALES - - - - - -

Pour revenir du bahut, Kévin devait traverser la Téci et quand Julien ne l'accompagnait pas, il n'était pas tranquille en rasant les murs délabrés des grands ensembles. Plus d'une fois, il s'était fait moquer, injurier, agresser :

  • Hé, la fiotte… tu veux que je te montre mon zbeub !

Il entendait des voix anonymes aux visages indistincts, des regards haineux qu'il ne voulait pas croiser, des rictus méprisants qu'il préférait ignorer. Une masse vaporeuse de violence et de méchanceté qui tentait de percer son terrible secret. Il savait bien que c'était une affreuse maladie dont on ne pouvait se guérir, on le lui avait suffisamment répété. Même son pote Julien, n'avait-il pas ricané, l'autre soir, au Palladium :

  • Les fiottes, ça peut pas se reproduire et pourtant y en a de plus en plus. Ça défie les mathématiques, tu trouves pas ?

Oui, Kévin avait trouvé que oui. Et il avait même raconté une blague vaseuse où il était question de pédales et de vélo qui déraille à laquelle Julien n'avait rien pigé, mais il s'était quand même forcé à rigoler pour ne pas le vexer.

Alors forcément, ce n'était pas maintenant qu'il allait se confier à son pote. Fût-il son meilleur ami. Après tout, chacun son oignon.

- - - - - - 11 : FORMULÉS RALACON - - - - - -

  • Aux petits oignons, avait dit maman, une fois confortablement installée dans son lit et coincée par les six oreillers que sa fille lui avait placé autour de son corps meurtri.

Depuis lundi, Maman était sortie de l'hôpital mais elle devait rester alitée et toute la petite famille s'affairait autour d'elle, à tour de rôle. Même la petite sœur qui lui portait sa tisane ou qui lui changeait l'eau des fleurs, inondant au passage la moquette de la chambre.

Pour Juliette c'était un soulagement, même si, en plus des corvées quotidiennes, elle devait à présent veiller sur sa mère, se rendre à la pharmacie pour acheter les médicaments et remplir tout un tas de papiers pour la sécu dont elle ne comprenait pas un traitre mot. Papa avait eu pitié d'elle :

  • Laisse tomber, ma puce. Je ferais ça ce week-end, par internet, c'est plus rapide.

Mais il avait passé le week-end à pester contre cette saloperie d'internet qui ne fonctionne jamais et ces sites à la con où on ne pige que dalle.

  • Talakon des keudal, répétait la petite sœur, toute heureuse d'enrichir son vocabulaire.

Et Juliette s'était promise de se pencher sur les mystères de l'informatique administrative.

  • C'est vrai que ces machines-là, pour vous ça n'a plus de secrets, avait souri papa.

Les adultes ont tendance à penser que parce qu'ils sont nés dedans, leurs ados connaissent tous les rouages de la programmation numérique quand ils n'en sont, au mieux, que de simples consommateurs impulsifs.

- - - - - - 12 - BUZZ A RÉPÉTITION - - - - - -

Grâce à ses buzz à répétition, en moins de deux mois, Julien était devenu une véritable star des réseaux sociaux. Il avait récolté plus de 300 followers sur son Insta et multipliait les petits cœurs sur Snapchat et les likes sur Facebook, suscitant régulièrement des centaines de coms enflammés et de posts acerbes. Au collège de Saint Martial on ne parlait plus que de "sa verve vengeresse" et de "son humour implacable" et tous s'interrogeaient sur l'identité de ce mystérieux internaute. Et Julien se rengorgeait d'une légitime fierté.

Fierté qu'il ne pouvait, hélas, étaler au grand jour. Il ne fallait surtout pas que Juliette devine qui était "le Rebel Masqué", au risque de gâcher sa petite blague. C'est le mystère qui faisait sa popularité. Seul Kévin était au courant, c'est le secret qui les unissait, le nœud de leur union.

Et pour lui prouver sa loyauté, celui-ci avait trouvé de nouveaux slogans pour relooker la vache à pis de son ami : "Les mamelles de la gloire", "Ça va aller de pis en pis" "Les nénés à Juju" et autres jeux de mots douteux, qu'après de longues discussions enflammées, Julien finissait par ajouter à sa plateforme. Alors, Kévin était comblé quand son copain le prenait entre ses bras pour le féliciter.

- - - - - - 13 - ILS ONT TOUS LIKÉ ! - - - - - -

Ils ont tous liké ! Juliette n'en revenait pas.

Avec son nouveau slogan, "Les mamelles de la grosse", la vache à pis a récolté 1200 vues et une flopée d'émojis débiles en moins de quarante-huit heures. Et c'est elle qui fait les frais de cette boucherie anonyme. Parce que bien sûr, les plaisantins agissent toujours masqués.

Juliette cherchait dans sa mémoire à qui elle aurait pu causer des torts et ne voyait vraiment pas qui pouvait lui en vouloir de la sorte.

Elle voyait bien, par contre, certains de ses camarades de collège se détourner d'elle et rire sous cape lorsqu'elle les croisait dans la cour. Aucun ne lui dirait de face, mais elle savait que dans son dos, on la surnommait "la vache à pis" en faisant des grimaces. Elle rangea son portable dans sa poche en se promettant de ne plus le consulter.

La lune pointait dans le ciel de la cité et Juliette poireautait depuis un bon quart d'heure déjà, au pied de l'immeuble où Jessica devait la rejoindre. Cet après-midi, pendant que madame Poton rabâchait ses guerres médiques, son amie lui avait parue distante et gênée et elle espérait bien que, ce soir, elle lui donnerait des explications.

Juliette souffrait de l'indifférence et du mépris de ses petits camarades. Elle se sentait perdue dans ce collège immense et isolée au milieu de sa classe. Heureusement il lui restait Jessica.

Juliette attendait Jessica mais c'est son jeune frère qu'elle vit arriver, tout sautillant.

Le môme était confus et filandreux. Il lui parlait de sa lettre qu'il allait adresser au père-noël quand c'était des nouvelles de Jessica que Juliette attendait.

  • Sica, elle doit viser beaucoup parce qu'elle va voir le techlo ! bavait le mouflet

Parmi tout ce salmigondis de paroles absconses, elle crut décrypter cependant que son amie avait pris beaucoup de retard dans ses devoirs de techno et qu'elle devait absolument réviser, ce qui avait beaucoup surpris Juliette vu que chez sa copine, les devoirs et elle, ça fait deux.

Et Juliette comprit qu'elle venait de perdre une amie.

- - - - - - 14 - C'EST PAS LUI, C'EST MOI ! - - - - - -

Ce matin, après avoir relevé les copies, monsieur Boudeau avait dit à Julien

  • C'est curieux, mon jeune ami, cette proximité littéraire que vous entretenez avec votre camarade Kévin !

Évidemment, aucun des deux n'avait compris et le prof de français s'était senti obligé de préciser :

  • Je dis que vous me rendez deux devoirs parfaitement identiques. C'est à se demander qui a copié sur l'autre.

Tous deux avaient levé les yeux au plafond, comme cherchant une excuse qu'ils ne trouvaient pas. Mais le prof n'avait pas besoin d'un signe du ciel pour juger de cette affaire :

  • Julien Caput, je dois vous mettre zéro, ça vous apprendra à copier
  • Zarma, m'sieur j'ai pas pompé ! avait explosé le garçon en sautant sur sa chaise. Il va où, le fossile ?

Le regard que Boudeau lança à Julien aurait détruit le mur s'il avait eu la supervision de Superman. On sentait clairement qu'il aurait bien aimé lui en coller une, mais que le règlement de l'institution lui interdisait de tels débordements. Alors, il est retourné calmement à son bureau :

  • J'ajouterai une convocation pour votre père. Il est vraiment temps que je le rencontre.

Sous ses fanfaronnades, Kévin avait vu son copain blêmir comme jamais et il en avait lui-même ressenti un étrange frisson qui lui avait glacé le dos. Dans un même mouvement, il s'était levé de sa chaise et avait levé le doigt :

  • C'est moi m'sieur ! C'est moi qui ai pompé Julien. Enfin, sur Julien, rectifia-t-il, après que les rires aient fusés dans la classe et qu'il ait réalisé son lapsus.

Après un instant suspendu, Boudeau avait acquiescé du menton et fourré les copies dans son tiroir. La récré allait bientôt sonner et cette petite pause ne lui ferait pas de mal. Il avait fait mine d'accepter cette excuse bidon mais il n'était pas dupe. Et Juliette non plus.

À la sortie du bahut, Julien avait rejoint Kévin sous l'abribus :

  • C'est cool ce que t'as fait, le remercia-t-il. Autrement mon reup', il m'aurait tué grave
  • Bah, je croyais qu'il était cool !?
  • Ah ouais ? Parce que ça, tu trouves ça cool ? avait-il rétorqué en relevant son pull et découvrant les longs sillons bruns qui lui zébraient le dos

Jamais il n'en aurait parlé à quiconque mais Kévin était son ami, son meilleur ami et, pour la première fois, Julien avait raconté : les brimades et les insultes, les coups de rouge et les coups de ceinture, et les pulls même en été, à cause des bleus qu'il faut cacher. Ça sortait tout seul comme le flot d'une rivière qu'on ne peut plus arrêter, comme une vague de douleurs trop longtemps contenues. Ça ruisselait sur le trottoir, inondait la chaussée, dégoulinait dans le caniveau, en se mêlant de larmes et de petits tremblements nerveux et Kévin ne savait ni que dire, ni que faire pour réconforter son ami. Il se sentait désemparé et maladroit et ne savait comment l'atteindre ou le rejoindre. Comme disait l'autre, c'est tellement mystérieux le pays des larmes. Alors, il l'a simplement pris dans ses bras et, au creux de l'oreille lui a murmuré :

  • Tu sais, t'es pas tout seul, je suis là. Puis il avait ajouté d'une voix blanche et presqu'inaudible : …et je t'aime, moi !

- - - - - - 15- LA CANNE À MAMAN - - - - - -

Comme l'avait promis le médecin, avant noël, maman avait retrouvé l'usage de son bras et les broches dans sa jambe étaient stabilisées. À part quelques cicatrices qui la faisaient encore souffrir, elle pouvait à nouveau se déplacer, mais elle marchait avec une canne et s'arrêtait tous les cinq pas pour reprendre son souffle et devait donc rester à la maison.

Tonton Hector était venu passer une petite semaine à Saint-Martial pour aider papa à redresser la barque et sa pauvre sœur à achever sa convalescence en toute tranquillité. Il avait payé les traites en retard sur le loyer et trouvé une astuce comptable pour sauver papa de la faillite. Du moins, l'espéraient-ils. En tous cas, papa avait retrouvé un peu de bonne humeur et maman un peu d'autonomie. Tout ceci aurait redonné du baume au cœur à Juliette si ce bonheur retrouvé ne s'était trouvé contrarié par la floppée de messages injurieux qu'elle recevait régulièrement. La "grosse vache" cartonnait sur le net et chacun y allait de son commentaire le plus fielleux. Tous anonymes, évidemment.

  • Kékigna, ma Ju ? lui avait demandé sa petite sœur trottinant dans le salon en couche-culotte
  • Rien, rien… des bêtises, des trucs de grand, tu ne peux pas comprendre !

Que pouvait-elle expliquer à une gamine de deux ans ? Juliette aurait pu en parler à papa, mais il est toujours accaparé par son boulot à cause des fuites qui ne sont pas toutes colmatées. Juliette aurait pu en parler à maman mais elle se remet à peine de son accident et plane dans un brouillard permanent à cause des médicaments. Juliette aurait pu en parler à Barbie mais elle a passé l'âge de jouer à la poupée. Alors, Juliette n'en avait parlé à personne.

Après avoir déposé sa petite sœur devant les dessins animés, elle lui a juste dit :

  • Je vais jouer dans le jardin.

Après l'apéro, tonton Hector s'était étonné :

  • Tiens, je ne vois plus la petite, où est-elle passée ?
  • Elle doit être dans le jardin, lui avait répondu maman entre deux songes. Sans doute en train de jouer dans le prunier
  • Ah oui, le prunier que mamie avait planté

- - - - - - 16 - PANSER LES PLAIES - - - - - -

Julien avait pris un risque énorme en invitant Kévin chez lui. Son père n'aimait pas trop "tous ces étrangers qui viennent manger le pain de français ". Et force est d'admettre que tout blondinet qu'il fut, Kévin était suffisamment basané pour qu'on le prenne pour un étranger.

  • C'est parce que mes vieux, ils viennent d'Algérie, à cause de la guerre tout ça, s'était-il aussitôt défendu. Mais moi, je suis né, ici.

Ses parents avaient subi le racisme et la discrimination, des années durant et lui avait appris à se montrer discret sur ses origines. D'ailleurs, en réalité, Kévin s'appelait Kéfiane et ses parents l'avaient inscrit au bahut sous un prénom moins typé. Promis, juré, Julien garderait le secret. Un secret de plus que les garçons tenaient en commun.

Mais, pour Julien, Kévin n'avait rien d'un étranger. Il était son ami, son complice et depuis peu, son confident et médecin. Il lui avait livré ses souffrances et Kévin soignait ses plaies avec des baumes d'argile douce dont il vantait les mérites insoupçonnés tout en lui massant le dos.

  • Il est tard, je vais devoir rentrer chez moi, disait Kévin qui, de toute évidence, n'était pas si pressé.

Mais julien connaissait bien les habitudes de son père. À cette heure, il était encore au bistro à négocier ses bières à la belote et gratter des tickets de loto. Ils avaient encore une bonne demi-heure devant eux et Julien ne voulait pas gâcher cet instant de plaisir et il s'abandonna aux bons soins de son ami.

C'est ainsi que son père les surprit, à demi dépenaillés et vautrés sur le lit.

  • Alors ça, c'est la meilleure, avait-il vitupéré découvrant deux tapettes qui se tripotent. Je te reconnais plus mon fils

- - - - - - 17 - JULIEN LE COGNEUR - - - - - -

En regardant les bleus qui lui couvraient le corps, Julien non plus ne se reconnaissait plus. Il massait les ecchymosessur ses cuisses et masquait ses cocards d'une bonne couche de fond de teint emprunté à sa mère. Sur les écorchures de son cou, il avait passé un petit tampon d'alcool qui avait attisé la douleur et que toute l'eau qu'il versait dessus ne soulageait guère.

Demain encore il mettrait son écharpe. En plein mois de novembre cela n'aurait rien de surprenant.

Oui, Julien avait bien changé depuis le cours élémentaire. Le garçonnet tout mignon aux taches de rousseur était devenu un grand échalas malingre et chétif, malgré les exercices de muscu auxquels l'astreignaient son paternel.

Julien n'aimait pas ce petit duvet qui s'épaississait sous son nez. Une fine moustache, comme le frère de Kévin, pourquoi pas, ça aurait de la classe. Mais, ces trois petits poils disgracieux qui lui rentraient à moitié dans la narine, il se disait que ça faisait un peu balai à chiotte. Il se le disait mais ne supporterait pas qu'un autre lui dise.

C'est pourtant ce à quoi s'était risqué Robert, ce matin pendant l'interclasse et Julien l'avait mouché en répliquant qu'il préférerait n'avoir que le balai, plutôt que toute la cuvette des chiottes que représentait la tête de Robert. Mais, comme le petit Robert n'avait pas eu l'air de saisir toutes les subtilités de sa métaphore et que son auditoire ne s'était pas, comme à l'accoutumée, bidonné grassement, Julien avait jugé bon d'y ajouter un bourre-pif.

Maintenant, il commençait à comprendre que son père avait bien raison de lui dire qu'il parlait trop quand un simple coup de poing suffisait à expliquer bien des choses. Après tout, n'est-ce pas ainsi qu'on procède ? Et, à en croire papa, c'est efficace.

Ce n'était malheureusement pas l'opinion du proviseur qui à l'issue du conseil de discipline, l'avait fait exclure du collège pour les quinze jours à venir.

  • Espérons que ce temps vous sera profitable pour réfléchir à votre avenir, mon garçon. Après noël, il ne vous restera que six mois pour redresser la barre, sinon…

Et le vieil homme avait laissé sa phrase en suspens, en chargeant le silence d'y ajouter plein de lourds sous-entendus que Julien ne comprenait que trop.

Pour les quinze jours de vacances, il avait la soluce : il n'en dirait rien à son père. Il effacerait au tipex les commentaires des profs sur son carnet. Mais pour relever ses notes, ce serait une autre affaire et il comptait sur son pote pour lui préparer ses antisèches.

- - - - - - 18 - TONTON HECTOR ET SAINTE MAMAN - - - - - -

Quand Juliette avait raconté à maman que Julien s'était fait virer de l'école, sa réaction avait été aux antipodes de celle du proviseur et des professeurs. Selon elle, ce garçon avait un gros problème qu'il fallait d'abord résoudre plutôt que le punir et cette curieuse sentence avait étonné sa fille qui ne sut que répondre :

  • Enfin maman, il a quand même cassé deux dents à Robert

Maman ne cherchait pas à excuser son geste, répétant comme un mantra que toute violence est inutile et qu'il importe d'en chercher la véritable raison. Elle essayait juste d'expliquer à sa fille que les choses étaient en réalité souvent plus complexes qu'elles n'y paraissent au premier abord et que chaque événement n'était souvent que la conséquence d'un précédent évènement, tout en lui racontant des histoires de dominos qui s'entrainent les uns-autres et les fesses d'un papillon qui volait de l'ombre à Bornéo. Et Juliette dut bien convenir que décidément non, elle ne comprenait rien aux grandes personnes.

Grâce à la présence active de Tonton Hector, maman avait repris des forces et par la même occasion, certaines de ses activités ménagères, allégeant sa fille d'autant de corvées.

Les blagues de son frère, pourtant lourdingues, l'avait ragaillardie et elle se montrait plus guillerette et enjouée. Surtout, elle semblait moins souffrir de ses cuisses brochées et de sa hanche détraquée et Juliette songeait que le moment était peut-être venu de lui parler de ces vidéos et des SMS injurieux qu'elle avait encore reçu.

Elle avait d'ailleurs sorti son smartphone qu'elle allait lui montrer quand maman a été prise d'une crise soudaine de tétanie qui lui provoquait crampes et convulsions, l'obligeant à lâcher sa casserole

  • Je t'ai dit qu'il ne fallait pas fatiguer ta mère, avait rouspété Tonton en aidant maman à rejoindre son lit.

Et Juliette s'était trouvé toute penaude au milieu des nouilles répandues sur le carrelage.

Au soir, tonton Hector s'était calmé et avait échangé sa trogne de pitbull contre la frimousse souriante d'un joyeux caniche. Il avait préparé un cassoulet maison, largement aidé par les frères Buitoni et une omelette norvégienne à faire pleurer Oslo.

Maman était couchée, papa rentrerait tard et la petite sœur avait le nez dans sa purée : Juliette et tonton se regardaient en chiens de faïence. Le fossé des générations.

Tonton Hector était éduc-spé. Ça veut dire qu'il s'occupait de jeunes en difficulté pour "les aider à se frayer un chemin dans la jungle de ce monde déshumanisé où les âmes en détresse sont inexorablement écrasées". Ça faisait beaucoup de guillemets mais Juliette trouvait ça très beau. Son oncle avait sauvé Amélie qui devenait anorexique, Priscilla que sa mère alcoolique avait jeté à la rue et même Brahim qui voulait se suicider. Un tel palmarès avait incité Juliette à lui montrer son écran et tous ces messages qui en dégueulaient.

À la fin du repas, elle était allée chercher son portable. Elle voulait qu'il voie la grosse vache et tous les commentaires, mais tonton ne masquait pas sa technophobie aigue :

  • Ah non, tu vas pas t'y mettre toi aussi ! avait-il éructé. Vous les jeunes, vous êtes complètement lobotomisés avec vos gadgets à la gomme. Ça vous détruit le cerveau. Moi, si j'étais ton père…

Mais Juliette préférait ne pas envisager cette hypothèse. Certes, comme son père, il partait au quart de tour dans ses radotages d'anciens combattus, enfilant les lieux communs et empilant les portes ouvertes et Juliette restait seul avec sa vache à l'écran. Alors, elle avait débarrassé la table et s'en était allée au jardin. Sous le prunier, sans doute.

Sa "petite semaine de vacances" avaient duré presqu'un mois et Tonton, constatant que maman avait redressé la tête et papa redressé sa boite, avait décidé qu'il était temps pour lui de rentrer à Limoges. Il venait juste de partir quand tombèrent les premières neiges.

- - - - - - 19 - S'ASSAGIR - - - - - -

Julien était revenu à l'école et Kévin trouvait que ces quinze jours de suspension l'avaient bien changé. Ce matin, y avait baston à la récré. Les garçons formaient une ceinture autour des combattants pour les contenir tandis que les filles déploraient ce spectacle navrant tout en se disputant pour être aux premiers rangs. Le pion ne tarderait pas à intervenir et Martin se hâtait de prendre les paris

  • Moi je dis Richard, il est trop balaise. Et toi, Ju ?
  • Laisse-bèt', je m'en fous !
  • Ho, tu fais la gueule, gros ?
  • Nan, j'réfléchis !

Depuis presqu'une semaine, Julien n'avait pas fait le guignol en classe et n'avait pas moqué les profs ni les autres élèves. Ça avait été difficile mais, il s'était tenu à carreau, pas un mot de trop, les yeux sur le tableau, le nez dans ses cahiers et Kévin avait semblé déçu :

  • T'as perdu ton nez de clown ? l'avait-il titillé.
  • Fais gaffe, ne deviens pas aussi triste que la Grosse, lui avait même conseillé Martin. Sinon t'as du saindoux qui va te sortir par tous les trous.

Et ses deux potes s'étaient bidonné de cette blague qu'ils jugeaient trop de la balle à donf'.

  • Vas y, gole-ri ! insistait Martin qui trouvait que Julien avait le zygomatique paresseux.

Mais Julien ne rigolait pas. Enfin, pas vraiment quoi.

  • Faut pas lui en vouloir, avait voulu l'excuser Kévin. Chez lui, c'est la hass en ce moment parce que son ieuv, il le…
  • Ta gueule ! l'avait interrompu Julien

Et Kévin songea que définitivement oui, son pote avait bien changé.

Avant le cours de maths, Kévin avait coincé Julien entre deux portes, en prenant des airs de conspirateur. Il avait eu l'idée "grave géniale !" de faire dessiner à Julien, un boudin noyé dans sa graisse avec la mention "la Ju du boudin", pour renouveler un peu le visu de la vachette aux pis sur la tête.

  • Les followers s'essoufflent un peu et les comms sont en baisse. Faut du neuf !
  • T'as raison, mec. Et de la vache au boudin, il n'y a qu'un boyau, avait ironisé Julien avec un manque évident de conviction qu'il ne cherchait même pas à dissimuler.

C'est que Julien n'avait plus trop envie de se moquer de Juliette. À la vérité, il ne comprenait pas trop pourquoi il s'était autant acharné contre elle, ces derniers mois. L'an passé, ils étaient encore bons copains. Il la faisait rire, elle l'aidait à faire ses devoirs.

Julien se souvenait de leurs parties de cache-cache dans la cour de l'école, de leur complicité tacite et même d'une histoire de jouet qu'il lui avait cassé… sa corde à sauter peut-être, mais c'était assez flou. Et ça n'avait en rien entaché leur amitié. Mais, au printemps, elle avait vu son dos et il ne l'avait pas supporté. Il avait préféré l'éviter, ce serait trop dur à raconter.

Mais, à la réflexion, elle n'y est pour rien. Alors, pourquoi s'acharnait-il contre elle à présent ? Pour plaire à ses copains et briller devant les autres collégiens ? Ou pour assouvir une obscure vengeance et se masquer quelque humiliation qu'il ne pouvait encore déchiffrer clairement ?

Trop de questions pour sa petite tête. Toujours est-il qu'il fermera son compte, effacera d'internet, toutes ces images qu'il y avait téléchargé et qu'il ira voir Juliette. Non, il ne lui dira rien, bien sûr de sa forfaiture mais il l'assurera de son soutien. Ce seront ses bonnes résolutions pour la nouvelle année. Et tiens, en souvenir de leurs années d'écolier, il lui fera même un petit cadeau pour noël.

Donc, une semaine durant, Julien n'avait pas fait le guignol et résultat, Miss Kalt lui avait octroyé un généreux 16/20 et un petit mot d'encouragement : "Quand on veut, on peut. C'est bien !"Julien avait rougi et répondu : "Thank you Miss Kalt !"

À la récré, Kévin l'avait snobé et traité de fayot. Martin avait rameuté une demi-douzaine de poteaux des grandes classes et ils sont allés jouer, sans lui, au foot derrière le préau.

Mais, Julien n'en avait cure, trop fier d'avoir remporté la meilleure note de la classe. Ce soir, après le repas, il présentera son cahier à papa qui, pour une fois, ne pourra que se montrer fier de son fiston.

- - - - - - 20 - LE CADEAU - - - - - -

C'est sa petite sœur qui avait réceptionné le paquet de Julien, tandis que "Jugnette" était partie à la boulangerie. De son fauteuil dans le salon, maman l'avait invité à entrer, mais le garçon lui avait paru gauche et gêné et il avait décliné l'invitation avant de repartir en courant.

  • Tu vois, il te fait des cadeaux, il n'est pas si mauvais que ça

Bien que le papier à paillette et le gros ruban rose lui parurent attrayants, Juliette demeurait dubitative. Elle trouvait étrange ce soudain revirement mais ne pouvait que s'en réjouir, comme le lui répétait maman. Quelqu'un enfin pensait à elle.

Elle fit cependant la tronche quand, ayant déballé le colis, elle découvrit une corde à sauter. Pour elle, l'allusion était évidente : elle devait faire de l'exercice pour maigrir. Et ça l'avait fâchée.

  • Mais non, mais non, que vas-tu imaginer, avait tenté de l'en dissuader maman. Il cherche à se réconcilier, c'est tout.

Juliette trouvait que maman était un peu trop bisounours, à ne voir que du miel là où il y avait de la bouse.

  • Ce n'est qu'un connard, avait-elle répliqué. On voit bien que tu le connais pas.

Cette fois, maman ne l'avait même pas reprise sur son usage excessif des gros mots. Elle avait esquissé un sourire entendu et caressé les cheveux de sa fille :

  • Mais si, je m'en souviens très bien de ce gamin. À l'école, vous étiez toujours fourrés ensemble, il en reste forcément des traces. D'ailleurs, ce n'est pas lui qui t'avait cassé ta corde à sauter au CM1 ? Tu vois, il veut sûrement se faire pardonner. Tiens, après les vacances, nous l'inviterons à déjeuner et je suis certaine que tout va s'arranger.

- - - - - - 21- LA PENDULE DES MONTEC - - - - - -

Depuis que le réparateur était passé, la pendule ne sonnait plus huit heures trente chez les Montec et papa disait que c'était vraiment un connard le mec de chez Darty.

Ce soir, c'était Julien qui avait mis la table et déballé les cacahuètes de l'apéro. Il avait plié les serviettes, comme au restau et mis, au centre de la table, une petite fleur dans un pot.

Il avait dû attendre quelques jours que son père soit dans de bonnes dispositions. Ce soir, il était rentré tôt, évitant le bistro et avait déposé une bise sur le front de sa femme, ce qui augurait d'une humeur moins maussade qu'à l'habitude. Il n'avait pas rechigné que la soupe était trop salée ni le poulet trop cuit et Julien avait estimé le moment idéal.

Le garçon était fébrile, impatient et il n'a même pas attendu la fin du repas. Tandis que maman apportait la soupe, il était allé fouiller son cartable.

  • Oh celui-là, toujours la pastille en l'air, avait aussitôt marmonné son père.
  • Laisse, je crois qu'il a une bonne surprise pour toi, avait tempéré maman en adressant un sourire complice à son fils. Je pense que tu vas être content.

Content, oui, Julien l'était largement pour deux. On pourrait même dire heureux.

En courant dans sa chambre, Julien avait croisé son reflet dans le miroir du salon. Il avait observé ce grand ado dégingandé qui avait grandi trop vite. Maman s'en plaignait souvent à tante Yvonne à cause des nouveaux vêtements qu'elle devait racheter tous les six mois. Il a des jambes maigres et des pieds trop grands qui l'encombrent, un corps d'asperge qui l'embarrasse, des doigts gourds qui le rendent maladroit. D'ailleurs, son père le lui répète assez souvent :

  • Ce que tu peux être maladroit, mon pauvre garçon.

Mais, ce soir, il avait de bonnes raisons pour être fier de lui et Julien était heureux. Un sentiment inhabituel en lui. Alors, forcément, ça l'a rendu un peu nerveux et agité. Un peu pataud et empoté, aussi. En collant son carnet de notes sous le nez de papa, il s'est pris le pied dans le tapis et en se rattrapant à la nappe, la soupière s'est renversée. Sur le costume de papa.

  • Mais qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu pour avoir un gamin pareil ? C'est bien la peine d'aller à l'école si c'est pour demeurer aussi idiot. Tu es vraiment un crétin incurable.

Grâce à maman qui s'était interposée, Julien avait évité le ceinturon. Il n'en était pas moins privé de dessert et relégué dans sa chambre.

Couché sur son lit, Julien s'était plongé la tête dans ses oreillers pour ne pas entendre crier dans la cuisine. Il savait bien qu'en s'interposant, sa mère n'avait fait que dévier la fureur de son père et Julien souffrait de tous ces coups qu'elle recevait à sa place. Il en concevait une culpabilité qui l'accablait plus encore que toutes les torgnoles qu'il avait pu recevoir.

Julien devait étouffer ces cris et museler sa peine. Il devait trouver en lui, quelque chose qui canaliserait sa violence et réveillerait son estime de lui-même, un truc qui ne le ferait plus paraitre à ses yeux comme l'idiot, le crétin incurable dont son père l'accable régulièrement. Il lui fallait un palliatif à sa souffrance, une victime expiatoire. Alors, oubliées, les bonnes résolutions et les jolis serments, Julien avait repensé au boudin de Kévin et rallumé son ordinateur.

Sous caneva.com, il ne lui avait fallu que quelques minutes pour entremêler quelques images pompées sur la toile. Il avait poussé le raffinement jusqu'à créer un gif animé, où l'on voyait le morceau de charcuterie enfler démesurément jusqu'à son explosion fatale qui aspergeait l'écran d'un beau jet d'hémoglobine écarlate. Il avait même trouvé une légende beaucoup plus drôle que celle de son pote : "Pressez, le jus de Juju". Kévin pourra être fier de lui.

Son montage était subtil, le rythme de l'animation alerte, la chute rigolote et il ne doutait pas gagner avec cette vidéo, une bonne cinquantaine de nouveaux followers. Et, surtout, regagner le soutien et la complicité de son ami.

  • Je suis trop génial, s'était-il écrié.

Mais pas trop fort quand même pour ne pas réveiller papa qui, à cette heure, devait cuver devant sa télé.

- - - - - - 22 - LA TRÊVE DE NOËL - - - - - -

Pendant toutes les vacances de noël, Juliette n'avait plus reçu de notifs et commençait à espérer que son harcèleur s'était lassé. Mais dès la rentrée de janvier, les mauvaises plaisanteries avaient repris de plus belle. Un boudin péteur remplaçait la vache à pis, mais l'idée restait la même. Au collège, elle serait encore l'objet des moqueries graveleuses des garçons et des chuchotements sournois des filles.

Maman avait appelé le père de Julien pour inviter son fils à diner à la maison. Mais monsieur Montec avait répondu que son gamin devait travailler au lieu de s'amuser et, entre deux jurons, maman avait compris qu'il n'en était pas question.

Tel père, tel fils, avait aussitôt songé Juliette qui se confirmait dans l'idée que sa mère s'était beaucoup trompée sur son compte. Décidément non, Julien ne méritait pas qu'on s'y intéresse.

Après les fêtes, Maman avait eu de nouvelles crises et les visites fréquentes du docteur, l'agitation de papa et la petite sœur qui ne cessait de couiner, participaient du sentiment de fracas dans la maison et, une fois encore Juliette devait garder pour elle ses vaches et ses boudins, ses colères et ses larmes. Jessica ne lui répondait plus, tonton Hector était retourné à Limoges et ce n'était pas à un bébé de deux ans qu'elle pouvait confier sa peine.

  • On chou chachache Chuyette ?

Ce qui en langage de marmot de deux ans se traduisait par : "On joue à cache-cache Juliette ?"

Non, Juliette n'avait pas trop envie de se cacher. Au contraire, elle voulait sortir de ce trou qui se creusait chaque jour un peu plus autour d'elle. Elle aimerait bien s'aérer la tête et souffler un peu.

  • Non, pas ce soir Pupuce, je vais jouer dans le jardin, avait-elle répondu en lui déposant un bisou sur le nez. Je prends ma corde à sauter, j'ai besoin d'un peu d'exercice.

- - - - - - 23 - LA TAPETTE - - - - - -

Si Julien avait espéré reconquérir Kévin avec son boudin sanglant, il s'était fourré le doigt dans l'œil jusqu'à la plante des pieds. Depuis qu'il fricotait avec Martin, le blondinet le snobait ouvertement et proférait des messes basses sur son compte.

À présent, ses deux anciens potes faisaient corps commun et n'hésitaient pas à le vanner en public. Et Julien constatait qu'il avait perdu de la superbe et n'avait plus le gout de la répartie cinglante et de la formule blessante. Game over.

À la cantine, Julien avait bousculé Richard, un grand de Quatrième C qu'on appelle Rocky à cause de ses muscles en acier et ses poings en béton. Oh, sans le faire exprès, promis-juré, mais le malabar avait envie d'un peu d'exercice et ce punchingball ball le tentait bien.

  • Oh c'est nawak, il est trop ouf, lui ! avait-il davantage craché que parlé. Il ne sait pas encore qu'il va mourir, le pokémon !
  • Lâche, c'est un guignol, était intervenu Kévin avec un soupçon de pitié dans l'œil. Il n'en vaut pas la peine, c'est qu'un cassos.

Venant d'un autre, Julien n'aurait pas moufté. Il aurait essuyé sa bave et rangé sa morgue sans broncher, mais cette trahison de celui qu'il voulait encore considérer comme son copain l'avait meurtri au plus haut point. Il s'était retenu de lui sauter à la gorge et avait balayé d'un simple revers de manche :

  • De toute façon, toi t'es qu'une tapette !

Le silence qui avait suivi était un peu comme du Mozart sans la musique. Autant dire que ça avait jeté un froid et Julien avait aussitôt pensé qu'il venait de faire une putain de grosse boulette. Kévin ne le lui pardonnerait jamais. Julien ne doutait pas qu'en représailles, il dénoncerait bientôt son anonymat et que demain ou dans quelques jours à peine, le Rebel Masqué serait démasqué. Peut-être l'heure était-elle venue de faire son mea culpa et s'expliquer auprès de Juliette.

Ce matin, elle n'était pas venue au bahut et Julien se promettait d'aller la voir après les cours et tout lui avouer. Elle est intelligente, elle lui pardonnera peut-être.

- - - - - - 24- DANS LES JOURNAUX - - - - - -

  • Je vous demande pardon, avait répondu le journaliste d'une voix contrite. Mais je suis tributaire des exigences éditoriales et…

Ça ne faisait que quelques lignes dans le journal, à cause du match de foot qui occupait une pleine page à lui tout seul et la maman de Juliette était furieuse. Pourtant, malgré ses vis qui lui sortaient de la cuisse et ses broches qui lui entravaient les guibolles, madame Caput avait traversé la ville et grimpé les cinq étages de la Gazette de Saint Martial dans un bruit de ferraille, pour engueuler le rédacteur en chef. Comment pouvait-il se contenter d'un simple entrefilet ?

Six mois durant, sa petite fille chérie avait été la risée de ses camarades de classe qui n'avaient cessé de la moquer et de l'humilier. Elle avait montré au journaliste, la vidéo de la vache aux pis sur la tête et aussi celle du boudin qui explose.

  • Franchement, vous trouvez ça drôle ?

Non, lui non plus, ça ne l'avait pas fait rire mais, il avait estimé que l'image était trop dégradante pour être publiée dans un quotidien régional.

La maman de Juliette voulait aussi que le gratte-papier publie les noms de ces graines de criminel, de ces monstres en puissance. Mais, le vieil homme avait objecté qu'il ne pouvait interférer dans le cours de l'instruction et, tant que les faits n'étaient pas clairement établis, se refusait à livrer en pâture de présumés innocents.

Que ce pisse-copie puisse traiter d'innocents, ces assassins sans scrupules, horripilait madame Caput. Elle pensait qu'il était de son devoir d'alerter la population et, le menaçant de sa canne, obligeait le scribouillard à revoir sa copie.

  • Quand l'avez-vous appris ? questionnait le reporter tout en griffonnant quelques notes sur un carnet.

Quand ? C'est difficile à dire, elle avait passé plus d'un mois, endormie à l'hôpital et cinq autres à moitié dans le coltar. Mais elle estimait que cela avait dû commencer dès la rentrée de septembre. Et madame Caput s'en voulait de n'avoir rien vu. Comment avait-elle pu être aussi aveugle ?

Touché par sa détresse, le vieil homme, lui avait promis dans l'édition du lendemain, un article incendiaire qui allait "mettre un terme définitif à ses agissements insupportables dont sont victimes nos chères têtes blondes dans nos établissements scolaires".

Il avait même dressé un poing rageur, à la manière d'un révolutionnaire de salon. La maman de Juliette voyait bien que ça sentait son cliché à plein nez, mais elle était trop désespérée pour négocier plus avant. Au moins, cet article informerait-il d'autres familles.

  • Et comment, heu… Le vieil homme cherchait ses mots dans sa barbe. Il ne voulait pas abimer davantage cette femme brisée qui se liquéfiait dans son fauteuil. Comment… l'avez-vous découvert ?

Comment ? Par pur hasard, en vérité. Si on peut parler de hasard pour une pareille tragédie.

Non, Juliette ne lui avait rien dit, c'est une enfant tellement secrète, et jamais sa mère ne se serait permise de violer l'intimité de sa fille, d'ouvrir son smartphone et consulter ses messages à son insu. Mais elle avait trouvé l'appareil dans le jardin et avait lu sur l'écran une enfilade de SMS plus injurieux les uns que les autres.

Alors, elle avait levé les yeux et sur les plus hautes branches du prunier que cinquante ans plus tôt, mamie avait fait planter, avec sa corde à sauter, Juliette s'était pendue.

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