Nihilum Circus 

20/07/2017

(Ceci n'est pas une comédie)

Pièce hermétique en une pulsation

Tout le plateau est plongé dans le noir.

On entend les bips réguliers d'un appareil électronique. On s'y habituera.

UN: (off) Y a quelqu'un ? Oh, y quelqu'un ? Mais, pourquoi je n'y vois rien ?

DEUX: (off) Ne peut voir que celui qui ouvre les yeux !

UN: (off) Ah !?

Il ouvre les yeux et la lumière fuse.

On le découvre, assis sur une chaise, face à nous, face à un bureau, face à un type, qui, lui-même nous tourne le dos, et dont on ne voit que le long vêtement blanc qui l'enveloppe.

UN: Heu... bonjour !

Silence. Un temps.

UN: Je vous ai dit bonjour

DEUX: Oui... bonjour aussi !

Silence.

UN: Vous n'avez pas l'air très causant !

DEUX: Je n'ai pas à l'être, ce n'est pas mon boulot.

UN: Charmant. [temps] Vous pouvez peut-être m'expliquer ce que je fais ici ?

DEUX: [dans un geste d'agacé] Pfftt...

UN: Bonjour l'ambiance. [un temps] On se connaît, au moins ?

DEUX: En tous cas, moi, je ne vous connais pas ! Ou alors, en coup de vent

Un temps.

UN: C'est curieux, j'ai comme un trou de mémoire. J'ai du mal à me souvenir de ces dernières heures... mais, je suis à peu près certain que je ne suis pas venu ici de moi-même !

DEUX: On ne vient jamais de soi-même !

UN: Alors, qu'est-ce que je fais là ?

DEUX: On ne sait jamais ce qu'on fait là !

UN: On est où, d'ailleurs ?

DEUX: On est toujours d'ailleurs !

UN: Oui, ça va, c'est bon. Vos aphorismes à deux balles, c'est un peu ras la moquette. Dites, c'est vous qui m'avez trimballé, ici ?

Silence.

UN: Ne répondez pas surtout. [un temps] D'ailleurs, vous êtes qui? ...Hé, je vous parle !

DEUX: Oui, oui, et moi, je vous entends... Pas la peine de crier !

UN: Bon, écoutez, c'est pas compliqué. C'est pas que je m'ennuie, mais, si c'est là, toute votre conversation, je vais vous laisser.

DEUX: Je ne vous retiens pas

Il se lève, fait quelques pas dans la pièce, explore les quatre murs, ralentit peu à peu

UN: Mais... ? Il n'y pas de porte, ici ?

DEUX: Une porte ? Pourquoi faire ?

UN: Pour sortir, voyons ! Il nous a bien fallu rentrer par quelque part et...

DEUX: Bof, rentrer, sortir... Mais où est l'intérieur, où est l'extérieur ?

Décontenancé, il revient au bureau où l'homme nous tourne toujours le dos

UN: Je vois, vous êtes un petit malin, vous. [un temps] Alors, vous savez pourquoi je suis là ?

DEUX: Oh la la, vous en avez de ces questions ! Faites un effort, merde !

UN: Un effort ? Vous en avez de bonnes vous. C'est vous qui me trimballez ici et c'est à moi de deviner pourquoi ? [Un temps] Parce que c'est ça, hein... c'est vous qui m'avez trimballé ?!

DEUX: J'ai rien trimballé du tout, moi !

Silence. Un temps.

UN: Ah, je comprends. Vous êtes prisonnier vous aussi, ! C'est ça ?

DEUX: En quelque sorte, oui. Mais qui décide des limites d'une prison ?

UN: Dites donc, c'est une manie chez vous les devinettes ?

DEUX: Je les résouds toutes !

UN: Alors, si vous savez quelque chose, donnez-moi, au moins, un indice.

DEUX: [sur un ton policier] Qu'est-ce que vous foutiez hier soir ?

UN: Comment qu'il me cause, lui. On n'a pas élevé les cochons ensemble

DEUX: C'est vous qui vouliez des indices

UN: Ah ???

Il réfléchit. Intensément. Parcourt la pièce et, ce faisant, on découvrira le visage de l'autre personnage qui le suit du regard. C'est un vieillard, cheveux blancs et longue barbe blanche. Ça sent son cliché à plein nez.

UN: Attendez... Je vois un truc. Oui, le restau. C'est ça, on était au restau. Enfin, je dis "on", mais, pas vous, hein !

DEUX: Oh non, pas moi !

UN: Il y avait Gérard, il y avait Hilda, heu... ma douce Josepha et y avait moi.

DEUX: Si vous le dites. Mais, quatre, oui, ça correspond.

UN: Oui, c'est ça. Le pavillon des gourmets. On a mangé des filets de canard avec sa rissolée de champignons et ses petits...

DEUX: Oui, ça va, épargnez-nous le menu !

UN: Et on a bu, surtout. Ah ça, oui, pour picoler, on a picolé. Oh, purée, la murge qu'on s'est prise. Pas un pour relever l'autre. Je me rappelle comment on s'est pris la tête pour savoir qui allait conduire la voiture. On était tellement pétés. [soudain grave] Oh merde, la voiture !

DEUX: Ça y est, nous y voilà. Attention, ça va faire mal

UN: Alors, c'est donc ça ? ...Oh meeeeeerde ! [il se souvient. Et ça fait mal] Et c'est moi qui conduisais ! Moi qui avais insisté pour prendre le volant. Bien sûr, je me souviens à présent. La nationale, le camion, l'accident...

DEUX: C'est bon, on va pas se rejouer la scène, c'est tellement commun ! Mais, rassurez-vous, le camion n'a rien

UN: Non, mais quel sale con ! Enfin, vous avez raison... à quoi bon ressasser tout ça, maintenant !?

DEUX: Voilà, à quoi bon ?

Il s'immobilise soudain et fixe le vieillard. Comme hypnotisé, il s'en approche -lentement- sans le lâcher du regard et l'observe, sous toutes les coutures.

DEUX: Quand vous aurez fini de me renifler...

UN: Mais alors... ? Vous êtes... ? Vous êtes Dieu !

DEUX: Qu'est-ce qu'il me raconte, lui ?

UN: Oui, bien sûr. C'est ça, je suis mort, je suis au paradis -ou pour le moins, au purgatoire- et vous ...vous êtes êtes mon Créateur. Ô seigneur !

DEUX: Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

UN: Enfin, regardez-vous. Tout vêtu de blanc, immaculé... le vénérable vieillard... comme les images pieuses.

DEUX: Vous dites ça à cause de la barbe ? Vous ne me confondez pas avec Charlemagne, par hasard ?

UN: Non ! Non, je sais ce que je dis. J'ai fait mon catéchisme, quand même !

DEUX: Parce que vous me voyez comme ça, vous ? Vous avez le cliché tenace

UN: Certes, je ne suis pas toujours très observateur, mais là, en l'occurrence, je vois ce que je vois. Et je vous assure que j'ai dessaoulé !

DEUX: Et bien soit ! Mais, croyez-moi, vous ne voyez que ce que vous voulez voir. Peut-être cela vous arrange que je vous apparaisse ainsi, cela conforte vos croyances. Mais, vous savez, ma réalité physique, moi...

UN: Oh, oh, vous voulez me faire croire que vous n'êtes pas réel ? Pourtant, je peux vous toucher

DEUX: Arrêtez de me tripoter, je vous en allonge une !

UN: Vous êtes concret, que je sache !

DEUX: Concret, c'est un bien grand mot. Disons que mon apparence n'est qu'une facilité pour votre esprit. Parce qu'il faut bien y fixer une image. Sinon, vous ne verriez que dalle !

UN: Comment ça ? Vous voulez dire que ... que je pourrais ne pas vous voir !?

DEUX: Évidemment ! Vous n'avez qu'à fermer les yeux

UN: Vu comme ça, en effet. C'est un peu puéril !

DEUX: Faites ce que vous voulez... Moi, ce que j'en dis...

UN: Bon, d'accord. Essayons !

Il ferme les yeux. Noir. Un temps.

Quand il rouvre les yeux, la lumière revient... mais le vieil homme a disparu.

UN: Ah ouais, très drôle, vous êtes un sacré plaisantin, vous !

Il va s'approcher du bureau, à pas de loup, comme on veut surprendre un gosse qui joue à cache-cache...

UN: Bon, c'est pas très difficile à deviner. Vu qu'il n'y a qu'un bureau dans cette pièce, je devine que vous êtes... [tadadadam] ...juste en dessous !!! (mais, il n'y a personne sous le bureau) C'est quoi ce délire ?

Il retourne inspecter les murs: toujours pas de porte.

UN: À quoi vous jouer ? Vous faites de la magie, c'est ça ? Entre nous, jusqu'à ce jour, je n'y croyais pas vraiment, mais, force est de reconnaître que votre petit tour est troublant. Y a un truc ?

DEUX: (off) Non, non... Moi, non plus je ne crois pas en la magie !

La voix semble venir des cintres. Ou, mieux, de partout à la fois.

Cela le rassure, néanmoins

UN: Ah, vous êtes là ! je craignais que vous n'ayez foutu le camp. Alors, si vous pouviez éviter de jouer à l'homme invisible, je vous avoue que c'est un peu angoissant

DEUX: (off) Je n'y suis pour rien. C'est votre esprit qui vous égare. Je vous l'ai dit, c'est vous qui projetez l'image que vous attendez, c'est vous qui m'imaginez. Et, pour l'instant, y a encore quelques trous dans votre imaginaire !

UN: Forcément, vous m'avez cassé l'image du Barbu. Deux millénaires de tradition balayés sur une simple remarque. Bravo !

DEUX: (off) Envisagez donc quelqu'un d'autre, si cela peut vous rassurer. Personnellement, pour moi ça ne change rien !

UN: Quelqu'un d'autre ? Ça veut dire quoi ?

DEUX: (off) Je ne sais pas, moi, vous aviez bien de la famille, des amis... Imaginez n'importe qui, je m'en fous !

UN: Attendez... Si je vous suis bien, je peux vous donner l'apparence de... de qui je veux ? c'est une blague ?

DEUX: (off) De qui vous voulez !

UN: Non ?

DEUX: (off) Si !

UN: Et comment je dois faire ?

DEUX: (off) Comme tout à l'heure. Vous fermez les yeux, mais cette fois-ci, concentrez-vous un peu, imaginez qui vous souhaitez et rouvrez-les !

UN: C'est tout ?

DEUX: (off) C'est tout !

Il ferme les yeux. Noir.

Lumière. Il rouvre les yeux, face à un homme plus jeune, vêtu d'habits sanguinolents.

UN: Oh, putain Gérard, j'y crois pas ! Oh, ça fait plaisir de te revoir mon Gégé !

DEUX: Écoutez, je veux bien être la représentation de votre ami, mais, de grâce, épargnez-moi ce prénom à la con. Gérard, c'est d'un beauf !

UN: Oups, pardon... C'est vrai que vous n'êtes pas vraiment lui, mais la ressemblance est tellement frappante, ô mon dieu.

DEUX: Non, pas davantage ce sobriquet ridicule ... s'il vous plait !

UN: D'accord... mais, si vous n'êtes pas Dieu, vous êtes qui au juste ?

DEUX: Je ne suis rien du tout. Juste une projection de votre esprit, un visage que vous avez besoin de placer sur les choses que vous ne connaissez pas.

UN: Alors, c'est ça. Quand on est mort, l'esprit s'agite encore ? Mais, pour combien de temps ? Et que devient-il ensuite ?

DEUX: Mais, qui vous a dit que vous étiez mort ?

UN: Enfin, voyons, c'est très clair à présent. La nationale, l'accident, le camion... D'ailleurs, à bien y réfléchir, c'est ce connard qui était en tort. Oui, c'est ça, il roulait sur la mauvaise voie. Avec ses phares, il m'a ébloui, alors j'ai donné un coup de volant. Après... ?

DEUX: Après, c'est le trou noir. Oui, j'imagine que ça fait ça à tout le monde

UN: Ça y est, j'ai compris. Voilà le jugement dernier. Je comparais devant Notre Seigneur et...

DEUX: Non ! Je vous ai déjà dit non. Épargnez-moi vos poncifs !

UN: Alors, vous êtes un ange. Vous accompagnez mon dernier souffle avant de m'emporter avec vous, dans les cieux !

DEUX: Y a un peu de ça... Du moins, pour le dernier souffle. Par contre, pour les anges et le paradis, c'est râpé. Rangez donc vos fantasmes, ils ne vous serviront plus à rien. La route du ciel est fermée.

UN: Non !? Attendez, si ce n'est pas le paradis, alors, (réalisant l'innommable) c'est que je suis en enfer. Je dois payer pour mes pêchés ? Oh, oh, je vous ai dit que je n'y étais pour rien, c'est l'autre con avec son camion qui...

DEUX: Mais non ! Ni enfer, ni paradis, arrêtez vos conneries.

UN: Ah ! [submergé par l'angoisse] Et, qu'en est-il de mes amis ? Vous en savez quelque chose ?

DEUX: Là-dessus, en effet, j'ai bien quelques informations

UN: Et bien, dites-moi ? Ils s'en sont sortis ? C'est ça, hein, ils s'en sont sortis !

DEUX: Non. Aucun. [un temps] C'est con, hein !?

UN: Dans ce cas, ils devraient être avec moi ! Pourquoi ne sont-ils pas là ?

DEUX: Parce qu'ils sont morts... et pas vous, voyons !

UN: Alors, là, je n'y comprends plus rien

DEUX: Ce que vous êtes lourd, dans votre genre! Réfléchissez deux minutes au lieu de me questionner bêtement.

UN: [il réfléchit] Non, je ne vois pas

DEUX: Tout ça, c'est dans votre tête, mon vieux. Vous débloquez, vous parlez avec vous-même, ducon ! Vous êtes dans le coma. L'ambulance vous a amené là et l'hôpital vous a branché sous respirateur.

UN: Ah ? Depuis longtemps ?

DEUX: Déjà deux jours. Vous avez le sommeil lourd !

UN: Et je vais bientôt me réveiller... ?

DEUX: Heu... ça je ne crois pas. Enfin, non, j'en suis sûr. À présent, je crois que c'est l'heure, il va falloir vous résoudre à...

UN: Un instant !Avec moi-même ? Vous voulez dire, une sorte de dédoublement de la personnalité. Comme un schizophrène ?

DEUX: Non, comme un abruti qui refuse de voir l'inexorable et qui essaie encore de s'occuper l'esprit pour tromper la mort. Mais, la vérité est beaucoup plus simple: tu vas crever, mon vieux, et c'est fini. Et ça m'arrange, je n'avais plus que trois points sur mon permis. Allez, on éteint, bonne nuit.

Noir brutal.

On entend le son d'un encéphalogramme plat. Les bips électroniques s'arrêtent.

Une pénombre se rallume, timide. On retrouve notre homme au chevet de l'autre, allongé sur un lit quand entre un homme en blouse blanche.

TROIS: Qui êtes vous, que faites vous avec ce patient ? Attendez, je vous reconnais

DEUX: Oui, c'est... c'est moi qui ai signalé l'accident...

TROIS: Ah oui, le camion.

DEUX: Je venais aux nouvelles. Vous savez, je me sens un peu coupable quand même...

TROIS: Allons, allons, c'est un sentiment fréquent dans ce cas-là, mais, ne vous inquiétez pas, vous n'y êtes absolument pour rien. La voiture a dérapé et ils ont fini dans le précipice. Heureusement que vous passiez par là...

Le toubib s'avance jusqu'au lit pour constater le décès.

TROIS: Malheureusement, ça ne changera plus grand-chose, c'est trop tard. (il appelle) Infirmier, pour le lit n°5, c'est fini, vous pouvez le débrancher !

VOIX: (off) Bien, professeur

Noir - Rideau

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