Mélodie pour Balthazar
intermède circulaire en quinze doble pasadas
Librement inspiré d'une nouvelle de Régine Bruneau-Suhas
Je m'appelle Balthazar, j'ai trois ans aujourd'hui, c'est mon anniversaire. Ce soir, Papa m'emmène au spectacle. C'est la première fois que j'y assiste mais il m'en a tant parlé qu'il me semble connaître ça par cœur. Plusieurs centaines de personnes s'y déplacent chaque année et toute cette foule m'effraie un peu. Maman dit que je n'aurai qu'à rester auprès d'elle. Mais, je ne suis plus un bébé, tout de même !
Je m'appelle Mélodie, j'ai huit ans depuis une semaine. D'accord, c'est la passion de Papa, mais ça me saoule, de traverser, chaque week-end, la moitié du pays pour aller s'exhiber. Je comprends qu'il soit fier de cette foule qui l'applaudit à tout rompre, mais, je préférerai largement passer mes week-ends avec Maman. Si, bien sur, elle n'avait choisi de s'installer de l'autre coté de l'Atlantique. Ah, c'est sûr que New-York, c'est autre chose que ce village à la noix.

Moi, Balthazar, je découvre ce charmant petit village pour la première fois. C'est une belle soirée de juin. Le soleil de plomb de l'après-midi a laissé dans l'air quelque chose d'étouffant et poisseux qui se mêle aux parfums des merguez et des chouchous. J'aimerai bien un chouchou ! Maman répond que je n'y ai pas le droit mais, je voudrais bien savoir pourquoi. J'entends les flonflons de la fête. La fanfare qui descend la rue entraîne avec elle des grappes de gosses braillards. J'aimerai bien les accompagner mais Papa me rappelle que ce n'est pas ma place, que je dois rester avec lui, prendre exemple sur l'Artiste. Un jour, sans doute, je prendrais la relève !
Et on se relève ! Pfftt, c'est bien le plus pénible dans ces cérémonies, tout ce protocole ridicule: se lever quand l'artiste entre en scène, applaudir à chaque passage réussi, envoyer des fleurs au final... c'est d'un ennuyeux. Et puis alors, c'est toujours pendant un changement de niveau qu'on me bouscule, ça me fait perdre des points. Avec ce nouveau Game, faut que je fasse gaffe, sinon je me fais bouffer par les Gorgones ou désintégrer par un Troll. Et avec tous ces gens qui braillent autour, c'est vraiment pas fastoche de se concentrer.
Ils se concentrent... et ça démarre ! Sur les gradins, le public est en liesse, les artistes entrent en scène. C'est un jour de fierté pour toute la famille.
Moi, j'aime bien le rose... Même si tous les copains disent que c'est une couleur de tapette, je trouve que ça relève un peu le noir du costume. Et ça s'accorde tellement bien avec le rouge du chiffon. Papa dit je suis trop sensible. Tous ces colifichets lui déplaisent et si ça ne tenait qu'à lui, y aurait même pas de papillotes au bout des banderilles. Il dit que ça détourne le regard du public de la beauté des gestes. C'est son coté puriste mais moi, quand ce sera mon tour, je ne lésinerai pas sur le décorum. Non, c'est pas tant le rose qui me gène, mais la taille de son chiffon, regarde-moi ça ! Beaucoup trop petit, comment veux-tu emballer un taureau là-dedans ?
Non, sincèrement ça ne m'emballe plus. D'accord, il est beau mon Papa quand il dresse son sabre en agitant sa muleta. Que tout le monde l'acclame me remplit de fierté et j'en oublie un peu son affreux pyjama rose mais bouffer du taureau toutes les semaines, c'est un peu excessif comme régime. En plus, je le trouve pas très catholique ce taureau, d'ailleurs, je me demande s'il est baptisé. Il paraît qu'il s'appelle Gustave mais c'est pas une preuve. Quand j'y pense, c'est curieux de donner des noms pareils aux bestiaux. Gustave, on dirait le prénom de mon oncle ! Enfin, mon oncle, ça, c'est ce que prétend Papa mais je n'en suis plus très sûre, depuis l'autre soir: je crois qu'on me cache quelque chose
Oh, Papa n'a jamais caché être un fou de corrida. Il faut dire que c'est une véritable tradition dans la famille. Oh non, pas une simple passion, une vocation, un sacerdoce ! On ne descend pas dans l'arène sans y avoir été longuement préparé. Et il mérite ses hourras ! Car, mon père est une vedette. C'est grâce à un entraînement rigoureux qu'il peut prétendre à autant de victoires. Aucun des autres compétiteurs n'a le quart de son talent. Ce soir, mon Papa sera le roi de la fête.
Le héros du jour ! Tu parles, on connaît la chanson. Après le combat, Papa sera porté aux nues et on devra se fader ces sempiternelles séances de photos, ces interminables interviews durant lesquelles mon géniteur balance ses consternantes banalités. J'irais bien me balader autour des enclos pour voir les bêtes, mais Papa me l'interdit. Soi-disant que c'est dangereux et qu'il est bien placé pour le savoir. N'empêche que lorsqu'il s'était cassé le bras, c'était en agitant son chiffon rouge, pas en caressant les bêtes. Oh, et puis cette odeur de bouffe qui arrive jusqu'ici... c'est juste écœurant, tiens !
Hum, ça sent bon, je me demande ce qu'ils préparent. Maman dit qu'il ne faut pas s'attendre à de grosses surprises, on ne partage pas les mêmes cantines. Mais Papa est une vedette et je ne comprends pas que les artistes soient moins bien nourris que le public. C'est injuste. Si j'osais, j'avancerais bien jusqu'au petit muret. À défaut de me mêler à la foule il me semblerait partager un peu de ses émotions. Mais, les artistes doivent attendre leur tour patiemment et comme je suis dans l'équipe à Papa, je n'ai pas droit aux gradins. Dommage, j'y ai repéré une petite file qui à l'air de s'ennuyer et j'aimerai bien discuter avec elle mais Maman dit qu'on ne se comprendrait pas, que nous sommes de milieux trop différents. Je crois qu'elle exagère un peu. Elle m'a l'air très gentille. Peut-être se cache-t-elle dans son jeu vidéo parce la vue du sang l'indispose ?
Moi, c'est pas tant la vue du sang qui m'indispose. Quand Mamie égorgeait le poulet, je voyais la bestiole cavaler sur le gravier, sa tête tranchée qui pendouillait encore au bout du cou ensanglanté et la danse désordonnée du volatile dans la cour, aspergeant de sang tout autour, c'était plutôt rigolo. Un taureau, c'est juste un peu plus gros ! ...Et puis, dans mon Game, l'hémoglobine je la collectionne. Surtout le sang de Troll qui est plus épais, il rapporte plus de points. Non, c'est juste que je trouve tout ce cirque d'une banalité consternante. Ça manque un peu de suspense et ça laisse peu de chances à l'animal. Je te récite ça les yeux fermés : et qu'on trucide un taureau et qu'on lui plante une banderille.
Ça y est, il a planté sa banderille. Bravo l'artiste ! Là, je dis chapeau ! Oh, je ne suis pas grand connaisseur mais, faut reconnaître que ce geste était particulièrement gracieux. Dans notre jargon, on appelle cela une "remate", une passe de muleta que je qualifierai de spectaculaire. Tiens, j'ai moi-même ressenti une douleur à l'épaule quand le picador a planté sa lance, c'est dire. Au moment de l'impact, l'homme et la bête ne faisaient plus qu'un et cette osmose avait quelque chose de surnaturel, de mythique. C'était le Minotaure qui survolait la piste: deux être en un seul !
Oh non, Papa n'est pas le seul toréador de la journée mais c'est celui qu'on remarque le plus. "Le plus brillant, le plus audacieux, le plus courageux..." La presse ne tarit pas d'éloges et le public l'acclame comme un dieu. Nul autre ne trouve grâce à leurs yeux... à part peut-être ce jeune matador prétentieux qui affole les dames du premier rang. Hier, Papa s'est fâché avec l'oncle Georges quand il lui a fait remarquer que le jeune homme lui semblait très vigoureux. Il devait être jaloux, mais y a vraiment pas de quoi, Papa aura vite fait d'éclipser ce blanc-bec ! Regardez-ça, voyez comme il manie la muleta...
Là, c'était moins deux, la muleta a bien failli y passer. Le cuir taurin est tellement épais que j'ai vu le moment où l'épieu allait lui revenir en pleine face. Et il a manqué d'un cheveu qu'il lui pique son torchon, non mais t'as vu ça ? C'était vraiment à fleur de la corne ! D'ailleurs toute la foule à crié "Olé !" mais, une fois encore, l'esquive a fonctionné. On dira ce qu'on voudra mais c'était beau comme du Rimbaud. Le public en délire trépignait sur les gradins et moi, entre mes dents, je murmurais "Vas-y Papa, bouffe lui les cacahuètes!" ...Oups, pardon.. ...je sais, je ne dois pas dire de gros mots. Heureusement que Maman ne m'a pas entendu !
Bordel de merde de bite à cul, mais qu'est ce que c'est que ce matos pourri ? Pile quand j'allais doubler mon score, oh, c'est pas cool. J'aurais dû prendre mon chargeur, maintenant je suis coincée. Et cette journée qui n'en finit pas, qu'est ce que je m'ennuie ! ...Oui, je sais, je pourrais en profiter pour regarder le spectacle mais je vous ai déjà dit, je connais ça par cœur. Une première banderille dans le jarret pour exciter la bête, la seconde dans les reins pour la fatiguer...
...La troisième dans le flanc et la quatrième, pour le licol. Je connais ça par cœur, c'est une technique tellement éprouvée. Mais, elle produit encore son petit effet et Papa ne compte pas en changer. "Certaines habitudes ont du bon", a-t-il coutume de répéter.
Le problème c'est que ça se répète un peu trop ! Je trouve, moi, que ça manque sérieusement de nouveauté. Tiens, pour l'estocade finale, je peux déjà vous annoncer qu'il frappera à la tête, sa pique plantée entre les deux yeux de la bête. C'est tellement prévisible que ça en devient lassant. Oh merde ! ...et ces piles qui s'essoufflent au mauvais moment !
C'est pas le moment de t'essouffler, Papa ! Je vois bien qu'il te fait courir mais t'en as vu d'autres n'est-ce pas ? Écoute cette foule, écoute son cœur qui bat. C'est le sang et la sueur, c'est l'âme de la corrida. Allez, tu es fort mon Papa !
Ah oui, il est fort mon papa, je ne le sais que trop. N'empêche qu'un jour, il va se prendre un coup de corne, ça va lui faire tout drôle !
Mais... je remarque que tu es blessé ? Un petit filet de sang descend le long de ton épaule. Que s'est-il passé ? Maman ne semble pas s'en inquiéter. "Ce ne sont que quelques égratignures. C'est la loi du sport, fiston. Mais, regarde ton Papa, c'est marqué gagnant dans ses gènes."
Moi, ce qui me gène dans ces appareils, c'est leur faible autonomie. Je sais pas, ils devraient mettre de plus grosses batteries... Attends, je vais récupérer les piles de mon walkman, ça devrait le faire grave ! Si la grosse dame d'à côté voulait bien lever ses fesses de mon manteau. "heu, pardon madame !" ...Non mais, si elle m'entend pas la grosse, je vais lui souffler dans les bronches, moi !
Ça y est, le public retient son souffle, le temps suspend son vol. Une dernière passe audacieuse et soudain, c'est ce moment magique que tout le monde attend: l'homme et la bête dans une empoignade ultime. Tous les yeux se concentrent sur ce bout de tissu rouge qui s'agite dans le vent. Un silence de plomb s'est abattu sur l'arène, l'espace d'un instant, on croit vivre au ralenti. Et puis, va savoir pourquoi... cette petite fille a crié !
Non, ce n'est pas moi qui ai crié. Enfin, pas la première fois. D'ailleurs, j'ai rien vu, j'avais le nez dans ma PS, j'essayais de changer mes piles. Alors, quand j'ai entendu un grand "Hoooo !" dans la foule, j'ai levé les yeux et j'ai tout de suite deviné que c'était grave: sur le sable de la piste, la grosse bête s'est écroulé. Mais où est Papa ? ...Des types se ruent dans l'arène, suivis d'hommes en blanc, puis en uniformes. Gyrophares, brancards, tout le tralala, enfin, j'vais pas te faire un dessin. Ah, moi qui voulais de l'animation, j'étais servie ! Derrière moi, une grosse dame m'a hurlé dans l'oreille et c'est pour ça que j'ai crié. Elle braille et s'époumone, dit qu'elle aperçoit son bras. Ah oui, le minuscule petit bras de Papa qui dépasse de sous la bête.
Relève-toi, Papa ! C'est trop bête. Aussi prêt de la victoire, c'est pas le moment de flancher. Tout le monde te croit mort, ne leur donne pas raison ! Oui, tu lui as bien fait sa fête à cette bestiole, personne ne s'attendait à un coup pareil, j'ai entendu des journalistes dire que cela resterait dans les annales de la Corrida. Tu entends ça, Papa, les annales. Tu auras ta photo dans le journal, alors relève-toi maintenant ! Dis Maman, qu'est ce qui se passe, explique-moi !
Laisse tomber tes explications, je suis pas idiote, j'ai pigé. Si on n'aperçoit que le taureau, c'est parce que Papa est coincé dessous. La grosse dame s'égosille en commentaires: Lorsqu'il a planté sa banderille dans le cou du monstre, l'autre extrémité se serait coincée dans la manche du torero... et quand la bête a relevé la tête, Papa s'est retrouvé propulsé en l'air. Le taureau s'est cabré et la pique a traversé son flanc... entraînant la chute de l'animal. Lequel s'est alors affalé sur Papa qui venait de toucher le sol. Un truc exceptionnel, qu'on ne voit qu'une fois dans sa vie... Pour une fois qu'il se passait un truc d'intéressant... Au lieu de regarder ma console, j'aurais mieux fait d'ouvrir les yeux !
Papa a fermé les yeux et j'ai trop peur qu'il ne les ouvre plus jamais. Maman prétend que s'il avait pu parler, il m'aurait dit qu'il était fier de mourir dans l'arène, que c'est l'honneur de tout combattant. Moi, je ne vois pas ce qu'il y a de fierté à mourir puisque tout le monde y passe. On devrait plutôt se faire gloire de rester en vie. Mais je refuse d'accepter cette mauvaise farce du destin. Je sais que tu vas te réveiller, Papa, tu vas te relever. Allez, je compte jusqu'à cinq... quatre, trois, deux, un... zéro ? ...Papa ? ...Non, décidément, je dois avouer que, sur ce coup, tu m'as terriblement déçu.
Oh oui, tu m'as déçue Papa ! Si encore tu m'avais prévenue, j'aurais regardé, j'aurais fais des photos qu'on aurait postées sur le net, mais cette manie de faire tes petits coups en douce, voilà où ça nous mène. J'espère que quelqu'un a pensé à faire un selfie, c'est quand même pas tous les jours qu'on se fait écraser par une demie-tonne de viande bovine. Crois-moi, ça ferait du buzz ! ...Mais dans tout ça, si je comprends bien, pour les oreilles et la queue, ce soir, c'est râpé ! J'espère qu'au moins tu vas te rétablir: je préfère encore passer la soirée au banquet plutôt qu'à l'hôpital. Allez, relève-toi !
Ouf, plus de peur que de mal. Papa s'est enfin redressé et il n'a rien. À part quelques égratignures et deux ou trois hématomes aux cuisses, un simple étourdissement passager, si c'est pas du miracle ça ! Ainsi qu'une nouvelle victoire à son actif, et de façon peu ordinaire, convenez-en ! Souvenez-vous, ce moment, fascinant entre tous, où l'on ne savait plus qui de l'homme ou de l'animal était entré dans l'autre. Il fallait immortaliser ce moment, le fixer pour l'éternité ! Les journalistes n'ont pas perdu leur journée. Je comprends que Maman se jette au cou de Papa. Mais, lui lécher le cou devant tout le monde, je trouve ça un peu limite.
Passées les bornes, y a plus de limites. On peut résumer ainsi ce qu'ont dit les médecins. Le coup de corne encore, c'était pas mortel mais l'épée dans le bide, ça ne pardonne pas. Après quelques soubresauts qui ont pu laisser espérer, ils ont dit que Papa était décédé. Ça va, je ne suis plus une gamine, je sais ce que ça veut dire et je n'apprécie pas trop cette grosse dame qui essaie de me consoler, elle sent le parfum à deux balles. Je préfère m'enfuir, je vais me promener près des enclos, j'aime bien regarder les bêtes avant de manger. J'y ai repéré un jeune veau, je lui tâte un peu la croupe. S'il n'est pas promis à l'arène, dans quelques mois, il est bon pour la casserole.
Tandis que Maman réconfortait Papa, une petite fille s'est approchée de moi. Elle m'a souri et parlé avec beaucoup de douceur mais j'ai bien vu qu'à son œil perlait une larme. Je crois qu'elle est triste, elle a dû perdre quelque chose. Elle m'a longuement caressé le dos et la croupe: je sens qu'elle m'aime bien ! J'aimerais lui dire que je suis fier de mon Papa et que bientôt, je reprendrais le flambeau, qu'elle pourra me revoir ...mais dans l'arène cette fois ! Et ce jour-là, les danseuses en collants roses n'auront qu'à bien se tenir. C'est pas moi qui vais les pleurer !
à R. B. S. (2017)
