Lucienne et son maître (drame domestique)
Lucienne et son maître (drame domestique)
La scène se passe au restaurant.
- Rappelez-moi, je vous prie, pourquoi vous avez mordu le serveur
- Mais, parce que vous me l'avez demandé, très cher !
-Ah oui, c'est vrai. Où avais-je la tête ? Il faut dire que ce loufiat l'avait bien cherché. On ne sert pas un consommé d'ortolans avec de la salade de truffes.
- C'est indigeste !
- Qui plus est dans la même assiette.
- C'est inésthétique !
- Surtout dans un restaurant de cette qualité.
- C'est inadéquat !
- Tout à fait. Et je n'appréciais pas non plus ce ton narquois qu'il prenait à votre égard.
- Vous l'aviez remarqué aussi ?
- Évidemment ! Et je m'apprêtais à lui en faire grief... si vous n'aviez eu ce discret clin d'œil.

- Votre impulsivité vous perdra, mon ami. Et puis, vous savez, j'ai l'habitude. Le petit personnel est tellement arrogant.
- Nonobstant, je dois dire que je vous ai trouvé très... très ... très ...?
- Incisive ?
- Voilà, c'est le mot. Ah, je reconnais bien là, la pertinence de votre esprit. Toujours le mot pour rire. Oui, incisive, c'est... c'est pointu !
- Hélas, on ne peut pas dire que tout le monde partage notre bonne humeur. J'ai le désagréable sentiment que certains convives n'ont pas apprécié que vous m'invitiez à votre table.
- Et quoi, vous n'alliez quand même pas manger par terre ! Non, je trouve décidément ces gens beaucoup trop sectaires. Ils ne vivent qu'entre eux et refusent toute ouverture à l'autre. C'est déplorable.
- Ne vous irritez pas pour si peu. Goûtez ce vin, il est excellent
- C'est bien la moindre des choses. Au prix qu'il me coûte. Mais, de grâce, très chère, cessez de plonger votre langue dans votre coupe de la sorte, tout le monde nous regarde.
- Désolée... La force de l'habitude, sans doute. Préférez-vous que j'arrête de boire ?
- Oh non, non, vous m'en verriez marri. Et puis vous avez raison. Faisons fi du qu'en dira-t-on, lappons, lappons !
- Il ne faut pas leur en tenir rigueur, ce sont des êtres bien frustres.
- Comme vous y allez, je vous trouve bien tolérante. Et cette façon qu'a eu le portier de vous caresser. Ah non, si je ne m'étais retenu, je l'aurai frappé.
- Ce sont des attitudes beaucoup plus fréquentes qu'on ne le croit.
- Mais, je trouve ça impardonnable. Surtout en ma présence, faut-il le préciser !
- Il est vrai qu'un peu plus de retenue serait la moindre des choses. Mais, de nos jours, les hommes ne savent plus se contenir. Certains se comportent vraiment comme des bêtes
- Ôtez-moi d'un doute, ma chère... vous ne m'avez pas quitté de la soirée ?
- Bien sûr que non. Comment aurai-je pu d'ailleurs, je vous rappelle que vous m'aviez attachée à la table.
- Ah oui ! N'était-ce pas une excellente idée ?
- Faut voir. Si j'en juge les réactions du personnel, certains semblaient choqués
- Nous faisons fi du qu'en dira-t-on, n'est il pas ?
- Tout à fait, mon ami. Et je dois bien admettre que tout ceci m'a fortement amusé.
- Oh, racontez-moi la tête des clients quand ils vous ont vu ainsi installée.
- Outrés, vous dis-je ! Ce n'est pas tous les jours qu'on s'attache à une table du Fouquet's. Et, il m'a bien semblé que, dans le fond de la salle, certains clients rigolaient.
- De nous ? Vous pensez qu'ils riaient de nous ? Qu'ils se moquaient ?
- Je crois que c'est bien le terme, en effet
- Mais, pourquoi donc ? Ne suis-je pas le meilleur client de cet établissement ?
- Sans doute. Mais l'homme est naturellement méchant et médisant. Pour tout dire, je crains qu'ils ne vous prennent pour un dingue.
- Vraiment, croyez-vous, ça ?
- Évidemment. Et, avec tout le respect que je vous dois, force est d'avouer que je ne suis pas loin de partager leur avis. Mais, de leur part, c'est vraiment surprenant, les serveurs sont d'ordinaire beaucoup plus serviles.
- Oui, cette absence de tact m'inquiète. Et, savez-vous ce qui les autorise à ricaner de la sorte ?
- Je soupçonne qu'ils trouvent anormal que vous obstiniez à parler à votre chien.
- Mais... vous n'êtes pas un chien !
- Oui, une chienne... ne jouez pas sur les mots, je vous prie !
-Ah !? [un temps] ...Et vous, qu'en pensez-vous ?
- Oh, moi, vous savez... ça ou aboyer!

