Les compagnons de la Charette
Les charrois du diable
« Oyez, brasves genz, oyez la bel histoare
que l'on esconte de foare en foare.
Oyez-la, oyez-la donc,
mais de grâzze ne la point répéton ! »
[Thibaut Lafonte, troubadour itinérant. 1430 >1479]
I - CARIOTTA DIABOLICUM HALLUCINAREM
Entre laudes et prime, le jour tardait à se lever, mais il faisait déjà chaud sur le plateau des Préaux. Beaucoup trop chaud. Depuis dizaine, les blés avaient été coupés, l'orge et l'avoine ramassées et, courbé sur sa faucille, Fulbert Godichon, le bien nommé glanait les grains perdus entre les sillons de terre sèche avant que le soleil n'assomme la campagne de ses lourds rayons. En cette trente-huitième année du règne de Charles le Victorieux, l'été se montrait plus impitoyable et ardent que ne l'avait été la guerre avec l'Anglois et on pouvait y deviner quelque présage funeste. À cette heure, la lune était encore ronde, un vent discret s'invitait dans les hautes herbes tandis que sur les coteaux s'élevaient une brume légère. Et si ce n'étaient les rares piaillements des oiseaux dans la forêt proche, ce lourd silence avait quelque chose d'inquiétant. Le calme avant la tempête.
- Ouiche, c'étions comme le calame avant la trompette, avait répété Fulbert. Comme du temps qu'on aurait suspendu
Et soudain, surgissant de la forêt, une charrette a dévalé la plaine à tombereau ouvert. Un lourd charriot de bois tiré par un fier percheron mais comme piqué de folie subite et qui courait droit devant lui, bave aux lèvres et licol en sang dans un fracas d'enfer.
- C'était comme que je vous dis, ma sœur, heu, pardon, comme je vous dis messire, c'était le charroi du diable mené par Satan en personne. Sauf qu'il n'y avait point de cocher pour diriger la carriole et que la bête démente, livrée à elle-même, comme possédée par le malin, cavalait tout au bord du précipice… C'était vision diabolique et croyez-moi messires, c'est un signe dénonciateur de l'Apocaclipse
- Apoca-lypse, pas clipse, avait songé le père Thomas en son for intérieur. Mais le brave Godichon est un paysan rustaud et benêt, pétri de superstitions et le prêtre n'avait pas voulu interrompre le flot intarissable de ses paroles démentes par quelque correction grammaticale qu'il jugeait présentement superflue.
- D'accord, d'accord avait abrégé le prévôt qui songeait lui, qu'il était l'heure de sa collation matinale et ne souhaitait pas s'éterniser sur les propos d'un ivrogne.
De fait, le vilain n'était pas simplement connu pour ses qualités de crétin congénital et son ardoise à l'auberge ne cessait de s'allonger de ses excès d'offrandes à Bacchus. Il en conservait une démarche titubante, une maigreur inquiétante, une diction très approximative et un regard perpétuellement halluciné.
Surtout, sa petite voix criarde avait le don d'agacer les oreilles sensibles. Maitre Fulgence, prévôt de saint Tobin, avait simplement ouvert la porte de son cabinet et dans un geste éloquent l'invitait à se retirer.
- Et puis la carriole a basculé dans le vide ! avait cependant insisté Fulbert. C'est la main du diable et elle viendra bientôt s'abattre sur le village. C'est comme je vous dis, l'Apocaclipse est pour demain !
- Tais-toi vilain, que connais-tu des intentions du Diable ? s'était insurgé le prêtre. Penses-tu juger le Bien et le Mal mieux que Notre Seigneur ?
La peur du blasphème avait fait taire le vilain et le prévôt sur l'épaule, lui posa une main réconfortante
- Mon brave Fulbert, il te faut taquiner moins souvent la bouteille, avait-il conclu en lui agrippant le bras pour le mener vers la sortie.
Mais, avant d'être poussé dans l'escalier, parmi ses propos déments et confus, on avait pu l'entendre décrire les tentures de velours pourpres, la capote de soie grège et les linteaux dorés rehaussés de flammes d'or de la charrette et Maitre Fulgence et père Thomas avaient au même instant reconnu les armes du comte de Chauviac, seigneur de saint Tobin.
- Où, dis-tu, a eu lieu cet accident ? l'asticotait à présent le prévôt
Bah, sur le plateau des Préaux que je vous avions dit !
*****
Avant les tierces, le prévôt avait fait sonner le tocsin et rameuté ses soldats. Dans la hâte, un équipage avait été ordonné et la petite troupe s'était rendue jusqu'au ravin, à une demi-lieue du village.
Six mètres plus bas, éclaté sur les rochers, le chariot était en mille morceaux. Le comte gisait, inanimé, au milieu d'une mare de sang, la tête dans un fourré. Le percheron, encore harnaché, se tortillait au sol, jambes brisées. Sa dignité chevaline le retenait de gémir et il souffrait en silence. On ne pouvait en dire autant de la comtesse qui pleurait bruyamment son mari et appelait à l'aide, cul à terre, au milieu des débris. On lui porta assistance et le médicastre sortit onguents et pansements.
Que ce soit dans la forêt ou sur les contours du précipice, nulle trace du cocher. Peut-être avait-il dérivé le long de la rivière et le prévôt songea qu'il lui faudrait faire fouiller les marécages un peu plus bas. Pour éviter que ne souffre le cheval, on l'acheva.
Seule la comtesse, à part quelques contusions et blessures bénignes que s'efforçait de soigner un médicastre avait réchappé à la tragédie.
Si le destin avait été cruel avec messire Guy, au moins s'était-il montré clément avec dame Héloïse et le père Thomas y vit là les signes évidents d'un prodige. Le miracle de la charrette.
*****

II - MALEFICIUM VERSUS MIRACULUS
A présent que le soleil perçait les nuages de ses flèches ardentes, c'est une tout autre charrette qui cheminait entre fourrés et ronces sur le sentier touffu du petit bois des Malvoisins. Une sorte de cabane bringuebalante, montée sur deux essieux disjoints, aux grosses roues de bois. Un attelage de forains, sans doute, une troupe de baladins. On en a déjà vu dans le coin quand on fête la saint Martin ou après l'ascension, quand on tue le cochon, mais dans cette troupe, il y avait ceci d'étrange. Ils étaient six, affublés de robes colorées ou de surcots chamarrés, six à entourer l'attelage, mais aucun cheval, nul mulet ne tirait la charrette. Il y avait, en tête de cortège un tout petit bonhomme monstrueux, court sur pattes mais surmonté d'une trop grosse tête qui rappelait le crapaud par ses yeux exorbités. On le dirait un enfant s'il n'avait allure simiesque et n'était affublé de deux grandes mains aux doigts raccourcis. Et c'est ce gnome qui tirait la charrette.
Nous l'appellerons Brisetout puisque c'est le surnom dont l'ont affublé ses compagnons et pour l'évidente raison que ce nain difforme et disgracieux est doté d'une force phénoménale. Ne l'auriez-vous vu, de vos yeux vus, à la foire de Dijon soulevant, d'une seule main, une charrette de foin ou briser une enclume du tranchant de la main, que vous ne m'eussiez cru.
À son côté, trottinait Ficelle, taquinant son luth. L'air était encore frais dans ce sous-bois et les cris des chiens devenaient plus audibles, signe que le village n'était plus très loin.
- Entendez-vous, mes amis, ces cloches au loin qui nous accueillent ? J'y vois bon présage, ce doit être fête au village.
C'était Ficelle qui s'enthousiasmait de la sorte. Un gringalet poussé en asperge, plus fin que le filin de Pénélope et plus souple qu'un gant vide. Dans la troupe, il est l'acrobate, le jongleur, mais aussi joueur de luth et poète à ses heures. Gentil garçon, volontaire et souriant mais que d'aucuns trouvent un peu naïf
- Nigaud, lui avait d'ailleurs sèchement répondu Miranda. Tu n'entraves donc point que c'est le tocsin ! Ça sent son funèbre à plein nez, on n'aura pas le moindre pèlerin à gigoler.
Et la jeune femme l'avait gratifié d'un sourire hautain et méprisant, ce qui chez Miranda n'avait rien d'inhabituel. Elle se plaisait à afficher une mine renfrognée et son tempérament colérique à la moindre occasion. Et celle-ci, d'occasion, était trop belle.
- On court à la foirade, avait-elle tempêté. Je vous en conjure, compagnons, évitons ce village et poursuivons notre route !
Miranda, dite l'Égyptienne parce que native du pays d'Aragon, ce qui vu d'ici est à peu près la même chose était, comme on le voit d'humeur maussade et tempérament explosif. Mais, elle savait aussi user de ses charmes et son joli minois pour appâter les badauds et dépoter leurs bourses. Danseuse de la troupe, elle enchantait le public de sa voix envoûtante et le ravissait, ce qui aux yeux de Ficelle, excusait ses caprices de jouvencelle.
- Miranda n'a pas tort, avait d'ailleurs surenchérit le jongleur. Il est encore matin et…
- On voit bien que ce n'est pas toi qui tires la carriole, s'était plaint Brisetout. Pour ma part, j'en ai plein les guibolots.
Disant cela, le nain avait stoppé sa marche, lâché la charrette, posé ses mains sur ses hanches et haussé le col pour se donner plus de contenance mais, il n'en demeurait pas moins aussi ridicule que grotesque.
- Ne dis pas de bêtises, lutin des enfers, tu n'as pas de jambes. Juste de trop gros pieds montés sur de trop petites cuisses.
- Garce de sorcière ! maugréa-t-il entre ses dents et que les autres firent semblant de na pas entendre
Selon Melchior, le prochain village n'était plus qu'à quelques lieues de là mais ce "quelques", justement, semblait trop imprécis aux yeux de Brisetout et trop loin pour Bertille.
- Je ne suis pas un cheval de trait, moi, avait ânonné le nain
- C'est la faute aux grenouillards, s'était emporté Miranda. Là-bas non plus, on n'aurait pas dû y aller. Et pourtant, je vous avais prévenu
La Cassandre de service leur rappelait cette journée maudite où poussés par la famine, des paysans avaient mangé leur mulet tandis que les jongleurs amusaient leurs enfants sur la place du village. Quand les paysans les avaient payés à coups de gourdin, le nain avait chaussé le harnais et les compagnons s'y étaient habitués.
Miranda s'était fendue d'un sourire aimable à son égard et avait vanté, avec force conviction, les qualités de son ami de petite taille mais de grande force, le comparant à Hercule en personne… mais la pilule avait peine à passer. Petit et mal foutu, mais pas idiot
- Foutre de dieu, c'est quand même moi qui me tape tout le boulot ! maugréa-t-il entre ses dents et que les autres firent encore semblant de ne pas entendre
On avait mis la décision au vote, mais les compagnons étaient six : Miranda, Ficelle et Melchior étaient partisans de poursuivre la route, Brisetout, Bertille et Courtequeue souhaitaient faire halte en ce village. Match nul.
- N'empêche que c'est moi qui tire la carriole, avait maugrée Brisetout et il avait ajouté pour faire bonne mesure : Nom d'une crotte en bois de saperlipopette de roubignoles du diable !!!
Ce qui avait quelque peu refroidi l'ambiance.
Utilisons cet arrêt sur image bienvenu pour nous pencher sur cet avorton à la face plus hideuse que gargouille de Notre-Dame et au corps plus difforme que tas de glaise mal cuit. On le nomme Brisetout pour les raisons sus-évoquées mais, il pour patronyme Benoit Trouvé. Atteint de nanisme difforme, ses parents, négociants en lin, à Chante-bœuf sur Glaire, en découvrant leur monstrueuse progéniture, l'ont placée dans une tour d'abandon et laissée aux bons soins de l'Hospital de la Charité Rédemptrice. C'est de là qu'il tire son sobriquet.
La Charité Rédemptrice portait bien son nom, où tous ces bons curés n'avaient de bons que leurs mines affables et les gestes un peu trop avenants, mais au moins, avait-il une famille.
Cette enfance chétive, bercée sur les genoux des curés, lui a laissé doux souvenirs et tendre nostalgie. Quand la Charité a été attaquée et incendiée par une bande de routiers qui ont égorgé et violé moines et nonnes avec la même ardeur, il a soudainement constaté ses extraordinaires pouvoirs en massacrant à lui seul plus d'une trentaine de soudards et en mettant les autres en déroute. Il n'avait que douze ans. Les rescapés, depuis, lui ont voué un culte ardent.
Sa démarche claudicante et son effrayante difformité donnent l'impression d'un vieux bonhomme flétri dans un corps d'enfant et c'est cette caricature de créature qui faisait son gros caprice présentement.
Car, le bout d'homme s'énervait encore, trépignait, s'agitait et force fut d'admettre que oui, bon, bah, c'est pas faux quoi. Et que de toute façon, si le nain ne voulait pas la tirer, bah… la charrette n'avancerait pas. Et de concert, tous avaient convenu :
- Da ! Va pour saint Tobin !
- N'empêche que ça sent la bouse, ruminait Miranda entre ses dents. Je vous jure que ça sent la bouse.
- C'est toi qui sens la bouse, l'avait retoqué Courtequeue trouvant sa plaisanterie si amusante qu'il en riait lui-même. Il était d'ailleurs le seul.
Il conviendrait à présent de présenter Courtequeue, mais, las, pour l'heure la petite troupe s'était remise en branle. Au sortir de la forêt, le village de saint Tobin apparaissait à quelques arpents de vallée et on pressa le pas. Allez, suivez-moi !
*****

TESTIMONIUS COMITISSA FUNERERÆ
Dans les rues de saint Tobin, les façades se couvraient de tentures noires et des villageois avaient déposé, çà et là, quelques gerbes de fleurs et discrètes offrandes. Homme juste et généreux, le comte était très apprécié de ses sujets.
Au premier étage de la prévôté, la comtesse peinait à reprendre ses esprits. Le médicastre avait fait bel ouvrage et dame Héloïse, une fois débarrassée de ses affreuses ecchymoses et douloureuses blessures, rayonnait comme au printemps de sa jeunesse. Elle n'en demeurait pas moins effondrée en racontant le drame au prévôt :
- A l'heure où s'éteignent les étoiles, nous nous pourménions en charrette sur le domaine de messire Guy, expliquait, éplorée, la jeune comtesse Héloïse à maître Fulgence qui, pour ne pas brusquer davantage la noble dame, avait exigé qu'on les laisse seuls en son cabinet. Enfin, presque seuls, puisque le prêtre, penché sur son écritoire, transcrirait son témoignage sur parchemin certifié.
- Poursuivez, l'invitait le prévôt de sa voix la plus suave
- Oui ! Il voulait admirer l'astre solaire qui, à l'aurore, se réveille sur la falaise. Croyez-moi, messire Fulgence, sous ses dehors bourrus, mon bon maître et mari est une âme pure, fervent de poésie et d'amour courtois.
Ses grands yeux bleus, soudain, fixèrent le christ en croix qui trônait sur le mur et elle corrigea son propos : « Était une âme pure car dorénavant il n'est plus. Oh, pourquoi Notre seigneur en a-t-il voulu ainsi ? »
Elle pleurait à présent et père Thomas aurait bien souhaité intervenir et expliquer à dame Héloïse que les desseins de Dieu sont plus impénétrables que ce qu'aucun homme ne peut imaginer. Alors, à plus forte raison, une femme… Mais le sourcil froncé du prévôt l'invitait à revenir à son ouvrage.
La comtesse bafouillait, ses mots noyés de sanglots laissaient couler son chagrin comme rivière sur cascade et d'un geste prévenant, le prévôt avait, de son propre mouchoir propre, essuyé une larme qui avait coulé sur sa joue.
- Calmez-vous ma mie. Songez que notre seigneur vous a laissé la vie sauve et qu'il a forcément Ses raisons. Peut-être afin que vous nous relatiez le drame et que nous en tirions leçon. Veuillez poursuivre, ma douce amie
- Oui, da ! Où en étais-je ? Ah oui, nous traversions le petit bois de Malvoisie et mon seigneur et amant me susurrait des lais de Guillaume de Machaut. "Pour vivre joliement, Et sans souscy, Ne faut qu'espoir de mercy…" Le lai de la rose, vous connaissez ?
- Oui, bien sûr, s'empressa de répondre l'homme de loi pour masquer son ignorance. Mais là n'est pas le propos…
- Certes non. Et cela n'a rien de poésie, malheureusement. Car, au sortir de la forêt, l'attelage s'est subitement emballé. Je songeais que le cocher avait dû tomber de la carriole, probablement happé par une branche basse tandis que sire Guy, engoncé dans son siège par les cahots du chemin, pestait, jurait et sommait la bête de cesser sa course. Mais le percheron était comme pris de folie et dévalait la lande tout au bord du précipice. Imaginez, messire prévôt ma terreur et la colère de sire Guy
- J'imagine, j'imagine, répondait le prévôt en opinant du chef
- J'ignore ce qui brusquement a effrayé l'animal mais soudainement il a dérapé et nous avons basculé dans le vide. Quelle horreur ! Nous étions comme aspirés dans le néant et je…
La comtesse n'avait pas fini sa phrase. Peut-être parce que l'évocation du drame lui avait brusquement coupé la voix. Ou peut-être parce que maitre Fulgence, toujours plus bienveillant venait de poser sa main sur celle de la jeune veuve éplorée. Un geste amical, nul n'en douterait, mais son regard traduisait une trouble concupiscence qui n'avait pas échappé à l'œil averti de la comtesse qui répondit d'un battement de cil.
Bien que le prévôt fût de dos, le prêtre avait deviné à ses intonations à quel jeu de séduction tournait cette audition mais, conscient des limites de sa fonction, il se tassait sur son pupitre, faisant crisser sa plume sur le parchemin : « Prévôté de saint Tobin en Malvoisie, 13 août de l'an de grâce 1460, nous déplorons le drame survenu sur le plateau des préaux. Un tragique accident de voiture à cheval. » Pour les enluminures, il verrait plus tard, la comtesse parlait trop vite. D'ailleurs, elle n'a que peu de souvenir, tout est allé si vite.
- Je pense avoir perdu conscience, j'ignore combien de temps. Mais quand j'ai ouvert l'œil, allongé parmi les débris de la charriote, j'ai aperçu à mon côté, messire Guy inanimé et couvert de sang. Il ne répondait point à mes appels et même mes tendres baisers n'ont su le réveiller. Je réalisais avec effroi que Dieu l'avait rappelé à lui. Un homme si bon !
- Oui, messire Guy était un preux chevalier et un soldat émérite, notre bon roi lui doit tant. Mais il avait atteint cet âge où mieux vaut rejoindre le Ciel que se voir diminué et lentement anéanti. Séchez vos larmes, ma bonne dame. Vous êtes jeune encore et vous retrouverez bon parti. Et puis, de ce jour, vous devenez notre suzeraine et notre bon peuple vous sera tout acquis.
Il accompagnait ses paroles de consolation de gestes affables et caresses doucereuses qui ne semblaient point déplaire à la comtesse. Courbé sur son pupitre, le père Thomas se faisait plus petit que souris, priant son calame de crisser moins fortement : « Le comte est mort mais la comtesse est vive. Il y a là, le signe d'un miracle. Malgré notre profonde douleur, notre chapelle s'enorgueillira de prier… »
Mais il a fait une grosse tâche sur le vélin quand un garde était entré précipitamment
- Messire prévôt, des baladins sont en ville et s'installent sur la place au marché ! Que faut-il faire ?
Le prévôt se redressa brusquement, sa position penchée sur la comtesse pouvait prêter à confusion. Il en découla une sombre humeur :
- Bougre Dieu, vous ne voyez donc point la détresse cette pauvre dame ? J'interdis toutes festivité durant six jours pour respecter le deuil de la comtesse Héloïse. Chassez-moi ces bohémiens. Par les armes, s'il le faut ! Ouste !
Le prévôt avait jugé bon de chasser également le prêtre de son cabinet prétextant que la témoin était épuisée et que le reste de l'entretien n'avais pas à être consigné, ce qui laissait augurer de ses courtoises intentions.
La mine défaite de la comtesse lui rappelait le vitrail de sainte Madeleine pleurant le christ dans la cathédrale de Creusson-Breteuil et il se sentait assez bon samaritain pour la consoler et la soutenir dans cette épreuve. Cette affreuse tragédie serait vite oubliée.
*****
En arrivant au village de saint Tobin en Malvoisie, les baladins n'y virent que mines défaites et visages renfrognés, comme si le vol noir des corbeaux s'était abattu sur la plaine. Ils apprirent bien vite la triste nouvelle : la mort du vieux comte bien aimé et la jeune comtesse accablée.
- Ne vous l'avais-je point prédit ? persiflait Miranda. Ça pue la mort et la carogne, ici ! Nos jongleries n'attireront personne et nous repartirons berdouilles et culs battus.
De fait, les villageois qui ne pleuraient pas le comte défunt, vénéraient la comtesse miraculée et les badauds ne se pressaient guère sur la place tandis qu'ils déballaient leurs tréteaux et recouvraient leurs oripeaux.
Ficelle grattait son luth, l'Égyptienne, dansait comme Salomé. Le nain rivalisait d'acrobaties et pirouettes et Courtequeue rameutait les curieux mais une poignée de cul-terreux seulement se regroupait sur la place du village et aux mimiques, bientôt succédaient les soupirs. Ce qu'en terme poli, on appelle un bide.
- Bigre de bouc ! C'est pas aujourd'hui qu'on va faire cracher le bourgeois, constatait amèrement Courtequeue dans son bel habit rouge à galons dorés
Pis, le spectacle n'est pas terrible, les comédiens sont mauvais, ça manque de conviction, et, puisque de Courtequeue nous parlions, laissons là ces pitreries et profitons-en pour le présenter davantage. De son nom de baptême, Bérand Delamare, fils de paysans a été enrôlé de force dans les bataillons de Charles le septième, à la reconquête de son royaume. Il n'avait qu'une dizaine d'années quand sainte Jeanne fut brulée à Rouen, mais il était déjà un homme accompli quand il a combattu à Castillon.
Las, au premier coup de canon de sir John Talbot, Bérand était tombé au champ d'horreur et ses compagnons d'armes l'avait laissé pour mort. Il ne saurait rien de l'issue de l'ultime bataille contre l'Anglois qui mettra enfin terme à cette guerre interminable. Il ne saurait pas non plus que sir John Talbot y a trouvé la mort et le roi Charles sa victoire décisive. Non, de tout cela il ne saurait rien si, un groupe de bohémiens ne s'était attardé sur ce qu'il pensait être son cadavre.
- Il a un casque, un surcot et une dague dans son fourreau, avait dit Miranda découvrant l'homme dans un fossé. C'est un soldat et il est mort.
- Et quoi ? lui avait répondu le vieil homme. Des hommes meurent tous les jours. Et les soldats plus souvent qu'à leur tour.
- Par la sainte vierge êtes-vous benêts ? Pour interpréter "Pyrame et Thisbée", ne sont-ce là de précieux accessoires ?
- Ce sont-ce, ce sont-ce ! avait convenu le nain
Tout naturellement, ils avaient voulu le détrousser mais le mort avait gémi. Preuve s'il en est qu'il n'était pas si mort que ça.
- Fichtre, pour la rapine, on l'a dans l'os, avait deviné le vieux.
- S'il est blessé autant l'achever, avait proposé le nain qui avait déjà ramassé un gros caillou
On peut être gens du voyage et ne pas être des sauvages, laissez-là vos préjugés et vos superstitions. Ils ont ramassé le soldat, fallait voir dans quel état, recousu, quelques trous par ci par là, réparé comme se peut, le plus gros des dégâts. Pansé les plaies, soigné les blessures, bistouri et couture, et Bérand à suivi la petite troupe. C'était il y a sept années de cela.
Ah oui, vous vous demandez sans doute pourquoi ce sobriquet de Courtequeue ? C'est que dans son vol, le boulet a emporté une partie de son anatomie mais notre homme tient à rester discret sur ce détail fort douloureux.
- On ferait mieux de remballer, décréta Courtequeue. Ce ne sont que pauvres gens, il n'y aura pas un sol à la clé.
- Je vous l'avais dit, répéta Miranda. Je vous l'avais dit, répéta-t-elle encore. Ça pue la mort, on devrait partir tant qu'il est encore jour.
Mais, dans le public clairsemé, Ficelle avait repéré une servante au doux minois et les œillades qu'il lui avait adressé ne semblait pas la laisser insensible. La belle avait rougi. Et cela, sans doute, valait le coup d'attendre un peu.
- Le soleil est presque au zénith, ça va taper fort après-midi et nous avons marché toute la nuit, avait-il plaidé, sans trop y croire.
- Oui, Brisetout doit se reposer, confirmait Melchior. J'ai repéré l'auberge, il me songe qu'une collation nous ferait grand bien.
- Nous n'avons pas gagné la moindre piécette, je te rappelle ! lui rappela Miranda avec un ton qui n'admettait aucun appel.
Tandis qu'ils se disputent, découvrons plus avant ce vieil homme qui a pour nom Melchior Gaudejaune. Avec ses cheveux blancs filasse, son visage flétri et ses crevasses sous les yeux, on lui donnerait une soixantaine d'années, mais lui-même n'en est pas certain. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins… De fait, on ne sait pas grand-chose de sa pourtant longue existence, il aurait connu les frasques du Roi Fol, les chevauchées de La Pucelle et le sacre du petit Roi de Bourges, mais comme de sa vie, ne parle que peu, nul ne le questionne.
Vêtu d'un long manteau ample et coiffé d'un poque à pompons, on l'appelle le magicien, parce que c'est son rôle dans la troupe. Habile hâbleur, brillant bonimenteur, prestigieux prestidigitateur, il sait transformer un simple foulard en bouquet de violettes et se transpercer le bras avec son grand coutel sans en garder moindre blessure. Il peut faire apparaitre une pièce de l'oreille d'un enfant et dans le même temps, récupérer celles dans l'escarcelle d'un bourgeois. Un as de l'escamotage qui ébaubit les badauds.
- Ouvre les yeux, vieux fou, s’époumonait Miranda. Nous sommes plus fauchés que champ de blé après la grêle.
- Non, point, jeune potiche, avait-il répliqué. Ne suis-je pas étonnant magicien ?
Le vieil homme extirpait de son grand manteau une petite escarcelle dont l'aimable grelot tintait agréablement à leurs oreilles :
- J'ai carotté le gousset d'un bourgeois qui ricanait de nos exploits. Sa bourse était bien ronde et ce fut grand plaisir de lui palper.
Les pièces étaient gravées à l'effigie de Charles le septième et nos compagnons rêvaient déjà aux bolées de soupe, fricassées de merles et pâtés de perdreaux dont les effluves de rôtisserie venaient, jusqu'ici, leur chatouiller les narines.
Mais, leur joie fut de courte durée
- Hola manants, hurlait une voix dans leur dos. Vous n'avez rien à faire ici.
C'était un garde en armes, suivi à quelques pas de deux soudards casqués et hallebarde en mains. Un tout petit homme avec une toute petite tête et au visage à demi bouffé par une grosse barbe hirsute. Ce genre de roquet qui crie fort parce qu'il a peur qu'on l'écrase.
- Notre comtesse Héloïse pleure son mari Guy de Chauviac, brutalement décédé, braillait l'homme de la loi. Pour respecter son deuil, toutes festivités sont interdites durant la cinquaine.
- Ça tombe bien, avait rétorqué Miranda, on allait partir. Ça pue la mort, ici !
Par quelque tour de passe-passe dont il a le secret, Melchior avait prestement remballé sa bourse, Bertille repliait les tapis, Ficelle et Brisetout fourraient dans la roulotte accessoires et costumes, mais le garde estimait que ça n'allait pas assez vite à son goût et il a fait signe à ses sbires de jouer de la hallebarde. Quand la pointe du premier a piqué l'épaule de Ficelle, il a simplement dit : « Aïe ! ». Mais, quand la pique du second a touché le nain, il n'a rien dit du tout. Il a marché vers le soldat. Calmement et large sourire aux dents.
Brisetout a une technique toute particulière de combat qui en étonne plus d'un. Quand l'adversaire lui fait face, il se jette à ses pieds comme s'il allait l'implorer. Mais c'est pour mieux le saisir aux chevilles, le soulever du sol et, le faisant tourner comme moulin à grain, repousser un à un ses adversaires. Quand ce petit monde est fatigué de prendre des coups, il lâche son projectile qui s'enfuit à toutes jambes et c'est ce qu'on fait nos trois soldats piteux, après seulement deux minutes de combat.
Courtequeue félicitait le petit champion d'une bourrade fraternelle et Ficelle lorgnait alentour, désolé : la soubrette avait disparu.
- Je me laisse à penser que cet incident, d'apparence certes anodine, pourrait singulièrement compromettre notre présence en ces lieux, avait suggéré Bertille dont la perspicacité et le jugement ne faisaient aucun doute, mais dont le verbiage demeurait parfois très hermétique.
- Qu'est ce tu baves, l'aristoche ? l'avait d'ailleurs apostrophé le jongleur
- Elle dit que ça pue, avait traduit Miranda. Ça pue la mort !
- Non, ça flatule, l'avait corrigé Bertille. Tout au plus est-ce une éructation funèbre aux relents d'amertume. Mais dont les effluves pourraient nous être néfastes…
Oui, je vous aurai bien présenté l'encore jeune femme qui s'exprime en langage si fleuri mais l'appel du ventre de nos compagnons, tous paquetages pliés et décors rangés, les avaient déjà entrainés vers l'auberge. La chaleur devenait insupportable et il leur fallait trouver gite au plus vite.
*****
