La vie d'après

21/03/2020

9H44, AU SUPERMARCHÉ

J'hésite entre épinards et petits pois. Je sais bien qu'elle n'apprécie ni l'un, ni l'autre, mais on ne peut pas toujours avoir ce qu'on aime, n'est-ce pas. La situation nous oblige à faire quelques efforts et elle en est consciente. Et puis, y a un petit jeu rigolo sur l'emballage, ça l'occupera. Allez, je vais lui prendre une douzaine de boîtes.

Ah, oui, elle voulait des mouchoirs en papier aussi. Forcément, avec l'humidité ambiante, elle a encore le nez qui coule, mais, c'est devenu hors de prix, ces machins là. Je lui dirais qu'y en avait plus. À la place, je prends des rouleaux de PQ. Au rayon légumes, vingt kilos de patates, ça mange pas de pain. Et à propos de pain, celui ci m'a l'air bien frais. Tant pis, je m'en arrangerai. J'aime le sourire intrigué de la caissière quand elle me voit décharger mes boîtes de conserve sur son tapis. Elle n'ose pas me questionner et ça tombe bien, je ne tiens pas à lui répondre.

11H22, TROISIÈME ÉTAGE

J'ai bien fait de louer ce petit studio avant les événements. Et surtout, de ne pas en avoir parlé à ma femme. Cela me permet de souffler un peu avant de rentrer au bercail et de préparer les victuailles.

Au début, c'était assez périlleux, mais, avec le temps, j'ai pris le coup de main. Je place, une à une les boîtes de conserve dans l'étau que je serre jusqu'à en écraser la ferraille. L'exercice est délicat, il ne faut pas éclater la boîte. Puis, muni d'un chalumeau, je brûle un peu les étiquettes pour leur donner cet aspect vieilli et badigeonne d'un peu de colle afin d'y faire tenir la poussière que j'y asperge.

Pour le pain, un sèche-cheveux fera l'affaire. Quelques minutes sous la soufflerie et voilà mes miches légèrement rassies. Du grand art, en vérité.

13H17, TERRAIN VAGUE

J'ai filmé tous les recoins de cette vieille usine désaffectée avec un filtre noir et blanc pour rendre mes images encore plus sordides. Cet après-midi, au studio, j'y incrusterai les zombies que j'ai récupérés sur une vieille vidéo de "Buffy et les vampires". Elle n'a jamais pu supporter cette série qu'elle trouvait trop glauque et, somme toute, ça m'arrange. L'effet n'en sera que plus saisissant.

16H33, CHEZ LOLA

Mon dos me fait toujours autant souffrir, mais, Lola est une habile masseuse. J'aime ses longs doigts fins qui se promènent sur tout mon corps et n'hésite pas à s'attarder dans les recoins les plus secrets de mon anatomie. Comme chaque mercredi, nous achevons la consultation par une partie de jambes en l'air dont ma jeune amie a véritablement le secret. Elle mérite bien ses trois billets.

C'est la radio qui m'a alerté. Déjà dix-huit heures, il s'agirait de ne plus traîner. Je ne voudrais pas que ma femme s'inquiète outre mesure et se risque à sortir.

17H03, AU TÉLÉPHONE

J'ai appelé les enfants. Il faut bien prendre de leurs nouvelles de temps en temps. Il n'osent plus me parler de leur mère, ils connaissent mon incurable chagrin et n'osent pas le réveiller. De cela, je leur sais gré. On se contente de quelques futilités et je les embrasse tendrement avant de cacher mon portable entre les pierres disjointes de ce vieux mur. Je ne tiens pas à me le faire faucher.

18H23, À LA MAISON

Il faut descendre au second sous-sol pour rejoindre notre petit logement et les marches sont glissantes. Cette cave est désespérément froide et humide, ce n'est pas très bon pour ses rhumatismes. La santé de ma femme s'est encore aggravée, je lui promets d'appeler un toubib... dès que je pourrais dégotter une batterie neuve pour son téléphone. C'est idiot d'avoir un appareil dernier cri et de ne pouvoir s'en servir. Son regard s'illumine cependant, quand je lui affirme que j'ai pu joindre les enfants d'une cabine publique, encore en fonctionnement. Ils vont bien et l'embrassent tendrement, cela la confortera pour quelques temps.

"Encore des épinards", se plaint-elle. Je lui dis qu'il n'y a plus que ça en magasin, c'est embêtant, mais, c'est mieux que rien. Elle en convient. Elle admire mon courage à sortir toutes les semaines pour le ravitaillement et déplore de ne pouvoir m'accompagner. Elle est tellement fatiguée.

19H38, À LA MAISON

La dernière bougie vient de se consumer et le petit vasistas ne laisse plus traverser que la maigre lueur de la lune qui éclaire faiblement l'unique pièce de notre petit bunker. Il est l'heure de se coucher. Elle se réjouit de m'avoir à ses côtés et me remercie de tout ce que je fais pour elle. Il est vrai que depuis la Grande Épidémie qui nous a forcé à nous confiner ces dernières années, notre existence en a pâti et notre vie sociale s'en ressent. Mais, j'aime ma femme et je ferais tout pour qu'elle demeure à mes côtés. Quitte à lui cacher que le confinement est terminé depuis plusieurs mois
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