
La nappe blanche

Ce matin, Lucien a posé une nappe blanche sur la table du salon. Celle avec les petites fleurs rouges ourlées aux quatre coins et le petit liseré d'or brodé sur la tranche de lin. Celle que Mado avait dans son trousseau le jour de leur mariage. Celle qu'on ne met que le dimanche. Ou pour les grandes occasions.
- Enfin Lucien, on n'est pas dimanche, a dit Madeleine. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
C'est aujourd'hui, ma chérie, a simplement répondu Lucien. Ce matin il fait beau mais ils annoncent de la pluie pour demain. Et je ne voudrais pas ajouter à ton chagrin.
Madeleine a regardé son mari d'un œil perplexe. Elle a esquissé un doux sourire de circonstance mais une petite larme a perlé au coin de sa paupière.
Madeleine a bien constaté, depuis quelques jours, que son mari n'avait plus toute sa tête. Il a souvent des absences et le regard vide quand elle lui parle. Il commence quelque chose puis l'instant d'après, oublie ce qu'il faisait.
Hier midi, il était resté planté dans le salon, comme hypnotisé par un gadget idiot que vendait un type à la télé alors qu'une odeur de brûlé envahissait toute la maison.
- Tu ne sens donc pas cette odeur de brûlé ? l'avait gentiment houspillé Madeleine. Enfin Lucien, tu as encore laissé la casserole de café sur le gaz. !
- Ah oui, je l'ai oublié, avait-il simplement répondu.
Tandis qu'elle nettoyait la gazinière, Madeleine lui avait fait remarquer qu'il oubliait beaucoup de choses ces derniers temps. Lucien n'avait rien dit, il avait éteint la télé et il s'était enfermé dans son atelier. Il n'était rentré qu'à la nuit tombée et Mamie voyait bien que Pépé pétait les plombs mais, avec une infinie tendresse, elle excusait toutes ses étourderies et ses maladresses. Après tout, à leurs âges, il était bien normal qu'ils aient quelques carences. Elle-même ne souffrait-elle pas de ces affreux rhumatismes qui lui tordaient la jambe et cet horrible lumbago qui la courbait chaque jour davantage ?

Madeleine se souvient : elle n'avait que dix-huit ans quand elle a rencontré Lucien et à peine six mois de plus quand elle l'a épousé. Lui en avait vingt-six et une solide formation de charpentier. Il avait construit de ses propres mains le petit nid douillet qui allait héberger leur amour et où ils demeureraient, unis jusqu'à leur mort. Comme dans les romans, ils s'étaient fait le serment de s'aimer toute la vie et soixante-dix années d'un mariage heureux et sans accrocs, leur avait donné raison. Aujourd'hui, à 88 ans, Madeleine regardait toujours son mari avec la ferveur et l'affection des premiers jours. À 96 ans, son homme était encore robuste et vigoureux mais, ses soudaines absences le rendaient imprévisible.
Et, ce matin, Madeleine ne comprenait pas pourquoi Lucien avait posé la nappe blanche sur la table du salon.
- On attend quelqu'un ? a-elle questionné.
D'un grognement inaudible Lucien avait mystérieusement répondu :
- Le lin c'est plus propre que le coton. Mais, je vais avoir besoin de ton aide ma chérie.
Abasourdie, Madeleine l'a regardé d'un air perplexe et la moue dubitative en hochant la tête de stupéfaction et comme il avait semblé à Lucien que Madeleine acquiesçait du menton, il a poursuivi :
- Peux-tu aller à l'Épicerie, ma chérie ? J'aimerai que tu me rapportes le journal.
Hein ? Quelle épicerie ?
- Chez madame Lucette, voyons. Tu lui porteras mes amitiés, il y a longtemps que je ne l'ai vue.
- Mais enfin Lucien, l'Épicerie est fermée, s'était effrayé Madeleine. Et la pauvre Lucette est morte, depuis plus de quinze ans.
- Ah ! avait-il semblé réaliser brusquement.
- C'est vrai que Lucette était bien vieille. Mais, ce n'est pas grave, rapporte-moi un vieux journal, ça fera l'affaire. Et puis, ça te fera marcher un peu ma chérie.
Madeleine ne s'était pas senti la force de discuter. Elle avait compris que son mari avait besoin d'être seul et Madeleine était sortie.
La cloche de l'église sonnait les douze coups quand elle a descendu l'unique rue du village pour se rendre à l'Épicerie. C'est une vieille bâtisse à la façade défraichie où transpirent encore les splendeurs ternies d'un autre temps.
Depuis cinq ans, Rodolphe occupait la maison. Un brave garçon qui ne manquait jamais de rendre service à l'occasion et Madeleine l'aimait beaucoup.

La vieille femme avait raconté au jeune homme ses inquiétudes sur son mari, son attitude de plus en plus étrange et le spectre d'Alzheimer qui planait sur la maison. Elle lui avait raconté l'histoire de la casserole de café oubliée sur la gazinière.
- Un jour il mettra le feu à la maison !
Et Rodolphe avait tenté de la rassurer :
- Il ne faut pas dramatiser. Ce ne sont que de petites étourderies passagères, mais ça va s'arranger et blablabla, et blablabla…
Non, Madeleine savait bien que ça ne s'arrangerait pas. C'est le sens inéluctable de la vie, on ne revient jamais en arrière. Son mari peu à peu, allait perdre la mémoire, oublier le sens des choses et Madeleine devrait veiller sur lui comme un petit enfant. Comme, après tout, elle l'avait fait toute sa vie. C'est un rôle qui pourrait lui convenir, mais, il y avait la nappe blanche qu'il avait posé sur la table du salon. Celle avec les petites fleurs rouges ourlées aux quatre coins et le petit liseré d'or brodé sur la tranche de lin. Et c'est ce détail qui l'intriguait.
- Accompagnez-moi, je vous prie, avait-elle commandé à Rodolphe. Il faut y aller voir ! J'ai un mauvais pressentiment.
Après avoir remonté dans l'autre sens l'unique rue du village, Rodolphe et Madeleine ont retrouvé Lucien dans le salon, envahi par les bruits de la télévision.
Affairé à fouiller un tiroir, abruti par le son de la télé, Lucien ne les avait pas entendus entrer. Il avait déposé une bougie sur la nappe blanche ainsi qu'une petite feuille de calepin où étaient griffonnés quelques mots. Mais, la première chose que remarqua Madeleine en entrant, c'était le petit revolver posé sur le coin de la table. Et Rodolphe le vit aussi.
- Mais enfin… Qu'est-ce que vous faites ? s'était-il inquiété.
- Je cherche le journal, avait répondu Lucien d'un ton parfaitement naturel. Je ne voudrais pas salir la nappe mais je ne sais plus où je l'ai mis.
Puis, il avait marché vers sa femme, sourire éclatant aux lèvres et l'avait pris affectueusement dans ses bras pour lui susurrer à l'oreille :
- Tu sais, même un vieux journal ferait l'affaire, c'est juste pour les tâches.
Rodolphe s'était rapproché de la table pour, discrètement, subtiliser le revolver, mais le vieil homme s'en était aperçu :
- Ce n'est pas bien de voler, monsieur Rodolphe.

Dix minutes durant, Rodolphe avait tenté de le raisonner. Il débitait ses clichés comme on enfile les perles. Des phrases toutes faites, genre "la vie est belle", "les lendemains qui chantent" ou comme quoi "il ne faut jamais douter du destin" et Lucien l'écoutait d'un petit air agacé. Dix minutes, exactement. Pas une de plus :
- Vous êtes gentil, mon garçon. Mais vous ne comprenez vraiment rien.
Lucien s'était détourné du jeune homme pour s'adresser à sa femme. Sa voix était étonnamment calme, presque rassurante :
- Enfin, ma chérie, nous en avions parlé et nous étions d'accord. Quand l'un ou l'autre se sentirait dépérir, il faudrait y remédier.
Lucien avait tendu la main vers Rodolphe qui demeurait immobile et silencieux, muré dans son refus de rendre l'arme. Madeleine s'était agrippé à l'épaule de son mari :
- Lucien, tu me fais peur
- Mais moi aussi Mado, j'ai peur. Peur de la maladie qui s'insinue chaque jour et me grignote la mémoire. Peur de me réveiller un beau jour parmi des inconnus, dans un village que je ne reconnais plus. Et peur, surtout d'oublier le visage et jusqu'au nom de celle qui a partagé ma vie durant presque trois-quarts de siècle. Je dois partir avant de te perdre et tu dois l'accepter. Souviens-toi, nous nous l'étions promis
Oui, Madeleine se souvenait de ce serment qu'ils s'étaient faits. Et jamais au grand jamais, ils n'avaient failli à leurs promesses. Mais aujourd'hui au pied du mur, elle se sentait flancher et voyait son esprit vaciller. Elle savait au fond d'elle-même qu'elle ne trouverait pas les mots pour le convaincre.
Rodolphe avait cru bon d'intervenir :
- Vous devriez vous reposer, suggérait-il en connaisseur. Une bonne soupe bien chaude, un bon dodo et demain, ça ira mieux …tout sera oublié
- Oui, oublié, comme vous dites ! C'est justement ce que je ne veux pas !
Alors Madeleine a embrassé son mari. De ces baisers fougueux et brûlants comme on n'en voit qu'au cinéma. Un baiser qui a paru durer une éternité. Puis quand leurs lèvres se sont enfin décollées, Madeleine a simplement dit à Rodolphe :
- Rendez-lui son arme, je vous prie !
- Pardon ?
Elle n'eut pas besoin de lui répéter. Son regard était suffisamment éloquent, son air tellement déterminé et Rodolphe, comme en état d'hypnose, se vit fouiller sa poche, en sortir le révolver et le reposer sur la table. Celle où Lucien avait mis la nappe blanche.
- Tant pis pour le journal, je nettoierai, avait dit Madeleine en entrainant Rodolphe vers la sortie
Et tel un robot, le jeune homme l'avait suivi.
Dans la rue, les oiseaux s'étaient tus et il avait semblé à Madeleine que plus jamais ils ne chanteraient. Les arbres, les buissons, les fleurs s'étaient figées, le vent lui-même avait cessé de souffler. Le bitume mêlé à la terre flottait comme un nuage vaporeux dans lequel Madeleine s'enfonçait mollement. La fin du monde devait sûrement ressembler à quelque chose comme ça.
Rodolphe essayait de reprendre ses esprits en même temps que son téléphone qui avait glissé dans la doublure de sa veste. Il voulait appeler la police, les pompiers, une ambulance, que sais-je… mais, Madeleine lui retenait le bras et ils marchèrent encore quelque pas.
Deux, trois… ou quatre, mais pas davantage quand un coup de tonnerre traversa le ciel du petit village endormi.
Alors, Madeleine avait lâché le bras de Rodolphe qui avait saisi son téléphone et appelé les secourstout en courant vers les lieux du drame.
Madeleine était demeurée immobile au milieu de l'unique rue du village, le regard perdu dans le bleu du ciel étonnée qu'elle n'arrive même pas à pleurer. Elle parlait aux nuages :
- T'avais raison, mon Lucien, il va pleuvoir demain.
