HOLD-UP

19/12/2023

1 - CARNAVAL

  • Personne ne bouge ! avait hurlé le mec au flingue avec un masque de Mickey
  • C'est un hold-up, avait précisé le mec au sac avec le masque de Donald

L'autre type, avec le masque de Dingo n'avait pas dit un mot, mais il portait à la fois, un sac et un flingue. Pas dans la même main évidemment.

Ce n'était pas la petite parade Disney dont on repasse la vidéo en boucle pour ses enfants, mais un vrai braquage en bonne et due forme comme on en voit aux infos à l'heure de l'apéro entre pastis et cacahuètes.

Et les cacahuètes, le type au flingue les réclamait avec une impatience nerveuse.

  • Allez, on se magne, braillait Mickey sous son bout de plastoc. On ouvre le coffre et on remplit les sacs.
  • Oh, c'est un hold-up, répétait Donald pour ceux qui n'auraient pas compris.

Mais les clients de cette petite banque avaient bien compris. Les employés aussi.

En même temps, il n'y avait pas foule, à cette heure matinale. Une blondinette effrayée derrière son guichet, une mémé avec son sac à provision affalée sur une banquette et le directeur de la banque qui tentait de maitriser la situation.

  • Messieurs, vous devez faire erreur, cette agence n'est pas très riche et…
  • Écrase ! l'avait coupé Donald en lui agitant son sac sous le nez. On vient faire du ménage
  • Si tu ne joues pas au con, y aura pas de mort, avait ajouté Mickey en invitant son complice à passer derrière le guichet où la blondinette s'était ratatinée.

Le bras levé, immobile et le flingue en main, Dingo n'avait toujours rien dit.

  • Écoutez messieurs, était intervenu le directeur. Cette banque est totalement sécurisée et on ne peut ouvrir le coffre qu'après une série de manipulations électroniques très précises qui…
  • He ben, vas-y ! avait tonné Mickey en lui plaquant son revolver sur la tempe

Et la petite main tremblante du quinqua en costard pianota sur son pavé numérique, déjoua les simulacres électroniques… jusqu'au déclic

La souris menaçait le directeur de son pétard, le canard remplissait son sac de biftons et Dingo tenait en joue la guichetière allongée et la mémé assise. Tour à tour évidemment.

Il regardait sa montre : déjà trente secondes. Le chef avait promis que tout serait plié en trois minutes chrono, mais pouvait-il vraiment lui faire confiance ? La petite aiguille entamait la remontée de sa seconde moitié d'écran et ce court laps de temps avait déjà paru à Dingo une éternité. Qu'en serait-il des suivantes ?

2- DINGO

Quand il n'a pas son affreux masque sur le museau, Dingo est un bel homme d'une trentaine d'années. Petit brun trapu aux membres épais mais avec un visage étonnamment fin et des traits graciles. Le Goofy s'appelle Lukas (avec un k) Colcos (avec deux C), un nom grec hérité de son père qui était scandinave. Il est également cancer ascendant poissons comme il aime à le répéter mais, en général, tout le monde s'en fout.

Trader audacieux et perspicace, il avait su miser sur le bitcoin avant tout le monde et se constituer rapidement une solide fortune qui attisait bien des convoitises. Villa, piscine, croisière et voitures de luxe, chez les Colcos, on ne se refusait rien et il voulait offrir à sa belle Graziella, un mariage des plus somptueux.

Mais, à six mois de la cérémonie, ses actions ont chuté brusquement : un hacker l'avait torpillé de bitcoins infectés et en moins de deux heures, Lukas était ruiné. Lessivé à sec.

Il ne se voyait pas avouer sa mésaventure à sa douce Graziella del Monte de Grancastel et devenir la risée de sa noble belle-famille. Il lui fallait donc, au plus vite, redorer son blason et regonfler sa trésorerie.

Solliciter un crédit fut la première option qui s'imposait.

Dans cette même agence, un mois plutôt, il avait demandé à ce même directeur (oui, celui-là même que Mickey asticote de son flingue-à une minute douze !) quelques milliers d'euros d'avance sur son "projet de portage financier pour transactions différées" qui ne manquerait pas de doubler son capital initial en moins de six mois. Mais, le directeur lui avait répondu que doubler un capital zéro ne pouvait faire qu'un double zéro, façon moins subtile qu'il n'en parait de l'éconduire comme un malpropre et le pousser vers la sortie sans ménagement. Meurtri, Lukas s'était retenu de lui rentrer dans le lard et lui écraser son museau de fouine sur son bureau. Oui, Lukas est un peu impulsif, parfois.

Il avait calmé ses nerfs dans un petit bistrot du centre-ville et un grand verre de scotch.

Un peu plus tard, il voyait double. Mais il trouvait ça normal puisque c'était son deuxième verre. Cette fois-ci, le glaçon n'avait pas eu le temps de fondre, il avait englouti toute l'Écosse d'un simple coup de coude.

C'est au troisième verre qu'il lui avait semblé reconnaitre ce type qui entrait dans le bar. Certes, un peu plus défraichi, le corps plus empâté, les rides marquées, mais quand même, y a pas à chier :

  • Jean-Phi ? avait-il demandé. Fifi ? avait-il précisé. Filoche !!! avait-il confirmé.
  • Oh, purée Lukas, je t'avais pas remis. Pourtant, t'as pas trop changé. Collège Montesquieu, 1989-92 ! avait égrené l'autre comme s'il s'agissait des dates d'une bataille historique.

Et les vieux potes s'étaient tombés dans les bras l'un de l'autre, remuant leurs souvenirs communs qu'ils diluaient dans le whisky.

  • Laissez la bouteille, avait d'ailleurs commandé Lukas au garçon, sentant que l'album photos allait être long à éplucher.

Quand vinrent les questions gênantes ("Et qu'est-ce que tu deviens ?" ; "Ça marche les affaires ?") Lukas préféra éluder ces épisodes peu glorieux pour se concentrer sur sa romance avec sa tendre Graziella.

L'autre acquiesçait du menton d'un air entendu, mais il n'écoutait pas, trop pressé de se raconter :

  • Cool ! Moi, je reviens de voyage avec de grands projets

Par voyage, il entendait de longs mois d'absence et de longues heures d'étude pour se consacrer à une tâche importante. Filoche n'ayant jamais vraiment couru après les études, il s'était tout naturellement tourné vers l'école de la vie, gravissant avec constance les échelons de la petite délinquance. Cambrioles, gratte-babioles, vol de bagnoles et autres bricoles pour agrémenter son quotidien. Il en avait acquis une solide expérience.

Lukas ne savait pas vraiment si son vieux copain parlait vrai ou lui débitait du boudin mais il riait aux éclats du pittoresque de ses exploits.

L'alcool délie les langues mais ramollit les esprits et Lukas était plus saoulé des paroles de Filoche que de son déjà cinquième verre. L'aventure commençait à ronronner et son menton trempait dans le bourbon. Mais quand Fifi lui annonça qu'il était sur un gros coup qui allait lui rapporter un gros pactole, Lukas sortit de sa torpeur.

  • Attends, quand tu dis un million, tu parles en euros ?
  • Je veux, mon neveu ! avait-il rétorqué alors qu'ils n'avaient aucun lien de parenté. Mais attention, un million chacun. On sera quatre… mais il nous manque un chauffeur. Un chauffeur à un million d'euros, pour trois minutes de boulot, ça doit se trouver, non ?

3- UNE MINUTE TRENTE

Une minute et trente secondes : Mickey vient de piquer le sac vide de la main de Dingo pour le remplacer par le sac plein que Donald avait rempli jusqu'à la gueule, sans que Dingo n'ai bougé son arme tendue vers les deux femmes.

  • Surveille-les, toi, aboie le maousse costaud dans ses tympans. Il ne faudrait pas qu'il y en ait une qui nous fasse une connerie.

Ça ne risque pas : la pauvre fille est allongée au sol, à plats ventre et bras en croix et la vieille dame, noyée dans les coussins de la banquette, pique du nez tranquillement, son cabas sur les genoux. Et Lukas juge indécent de la pointer avec son flingue, fut-elle factice. L'arme, pas la vieille.

Une minute et quarante-cinq secondes : il sent une crampe s'insinuer dans sa jambe droite et la sueur couler sur son front tandis que du coin de l'œil, il aperçoit les liasses de biftons que Donald enfourne dans l'autre sac. Mais il en reste tant encore au fond du coffre.

En plus, il fait chaud là-dessous et Dingo retire son masque pour respirer un coup.

  • Ton masque Ducon ! a aussitôt gueulé Mickey

Et Donald de cancaner :

  • T'as pas vu les caméras ? Tu veux passer à la télé ?

4- DONALD

Jean-Phi, alias Fifi, aka Filoche n'était pas un poussin sorti de l'œuf. Comme il l'avait dit à son vieux pote Lulu, son parcours de gangster n'était pas un vrai plan de carrière. Plutôt, une suite de hasards liée aux opportunités des rencontres qui l'ont dévié de son destin. Lui, il voulait être comédien. Il se rêvait en Roméo au balcon ou en Hamlet au poêlon, en dieu de la scène et en vedette des plateaux.

Mais, la seule fois qu'il avait brûlé les planches, c'était celles du Casino de Cabourg pour accéder au coffre. Son audace et pour tout dire sa témérité, avait fait la une des journaux et Filoche en avait tiré une certaine notoriété dans le Milieu. Ou, pour le moins, le milieu pénitentiaire, parmi tous ses nouveaux compagnons de cellule, à qui il relatait ses prouesses avec force détails.

Quelques affaires en cours qui n'avait pas trouvé leur coupable lui furent attribuées et ajoutées à sa Roulette Brûlante, il avait écopé de cinq années de prison. Aujourd'hui encore, son sphincter s'en souvient.

La prison, c'est bien connu, est pleine d'innocents. Et toute cette innocence enclose finit par s'évader dans des rêves maléfiques qui ne demandent qu'à germer dans une tempête de larmes et de fureur.

En sortant de zonzon, il n'avait en poche qu'une montre en argent, en bouche un bagout alléchant et une cabane dans les champs. La cabane s'étant écroulée durant sa détention, une fois la montre revendue au mont de piété, il ne lui restait que la parlote pour remonter sa côte. Filoche était un homme très convaincant, même son tempérament impulsif et ses gestes désordonnés trahissaient une nervosité mal contrôlée.

Le plus drôle, c'est que c'est à cause de cette petite vieille (Oui, celle-là même qui roupille encore sur la banquette de l'agence à une minute cinquante-cinq) que s'était présentée l'opportunité ?

Ses pas l'avaient entrainé au café du temps qui passe où la commère bavait, entre autres potins, que le nouveau directeur de la banque était un trou du cul, incapable et mou qui mériterait qu'on le bouscule un peu. Des ragots que Filoche laissait filer en observant le pochtron agrippé au comptoir.

Jusqu'à ce qu'une phrase sibylline vienne percuter ses tympans et réveiller son seul neurone resté sobre. Tous les mois, à heure fixe, la Brink's livrait quatre millions d'euros dans cette petite agence de quartier. Une somme colossale pour une petite ville de province.

D'ailleurs, elle ne l'avait pas inventé, c'était dans le journal. Ok, c'est pas Libé ou Midi Libre, mais la tribune de l'Économie, quand même. Un truc sérieux, quoi. Les piliers de bistrot s'étaient disputé le torchon, les uns s'extasiant à qui mieux-mieux, les autres s'étonnant qu'une telle opération n'occasionne pas un cordon de policiers pour écarter d'éventuels malfrats.

  • Justement, c'est fait exprès. Pour rester discret, avait beuglé l'ivrogne reposant dans la soucoupe les chips qu'il avait déjà mâchouillé. Mais ça va pas durer, moi j'vous le dis !

Mais, tout le monde sait ce que valent les paroles d'un ivrogne et la mémé avait parlé d'autres choses beaucoup plus intéressantes, comme sa façon de cuire l'omelette aux champignons ou les irrésistibles plaisanteries de sa petite-fille Amanda qui est tellement chou.

Loin de ce brouhaha, Filoche tissait sa bobine. Quatre millions dans un coffre, pas de cordon de sécurité, un directeur fraichement promu, une fortune à portée de main, il ne pouvait y voir là qu'un Signe du Destin. Une sorte de Volonté Divine qui lui montrait Le Chemin. Un Augure Céleste ou un Karma, pour le moins. Mais toutes ces majuscules finirent par lui faire mal à la tête et Lukas se concentra sur son nouveau projet.

Sept jours durant, il avait espionné le directeur de la banque, notant ses moindres et faits et gestes. C'était un homme tranquille, d'une cinquantaine d'années, qui sortait peu, riait peu, buvait peu. Un homme de peu, en somme. Il se rendait chaque matin à son agence bancaire, à trois pâtés de la maison, et n'en ressortait qu'en soirée, pour reprendre le même chemin. Dans l'autre sens. Oui, un mou qui mériterait qu'on le bouscule.

De tout cela, Fifi avait conclu que ce type n'allait pas être bien difficile à maitriser : il avait fait de la boxe dans sa jeunesse. Filoche, pas le dirlo ! Oh, faut suivre !

(…)

Et d'ailleurs, revenons au bistrot : Mémé racontait à qui veut l'entendre un reportage, vu à la télé qui l'avait fortement ébranlée. Elle parlait d'un brigand en cavale, un certain Markus Carbone très connu du grand public à cause de ses faits d'armes. Les clients ne connaissaient pas plus que ça mais ne demandaient qu'à connaitre, affamés par la perspective de quelques faits divers sanglants et mamie leur avait fait un replay en live du docu de TF1. Tous buvaient ses paroles comme on suce des glaçons.

  • On dit qu'il pourrait se cacher dans la région et qu'il est très dangereux, avait-elle conclu avec des trémolos dans la voix pour faire frissonner son auditoire.
  • Eh ben voilà ! Une banque bourrée de pognon et un gangster en cavale, ne cherchez pas plus loin, venait de vomir l'ivrogne au bar. En tous cas, je vous l'aurais dit !

Et le barman lui avait resservi un canon de rouge pour qu'il arrête de dire des conneries.

En quelques jours Filoche avait remué les bas-fonds de la ville, retrouvé d'anciens compagnons, interrogé putes et indics mais nul ne semblait connaitre ce fameux Markus et il commençait à désespérer de dégotter sa perle rare, mais c'est la perle qui l'avait péché.

Alors qu'il sortait d'un sex-shop, indolent et bredouille et sans avoir eu le temps de se vider les…

  • Il parait que tu me cherches ? l'avait interrompu une voix dans son dos

Un latino d'environ quarante balais, musculeux et bronzé, la tignasse noire ébouriffée, les oreilles décollées et chaussé de petites lunettes rondes sur son nez en patate.

L'exact portrait qu'en avait fait la vieille. Excepté les chaussures – des baskets rouges ! – qu'elle n'avait pu remarquer à cause des cadrages du cameraman.

Filoche avait expliqué son plan : les quatre millions livrés tous les premiers du mois, l'absence de présence policière, l'agence déserte le matin, le directeur falot et sans consistance, tous les ingrédients du gros coup, rapide et sans risque.

Mais il lui fallait un complice, un dur de dur, un homme un vrai, un mec qui en a, un type qui on l'a fait pas, tu vois ? Et Markus voyait très bien qu'il parlait d'un mec comme lui.

  • Je suis ton homme, avait-il répondu, en lui collant une bourrade amicale, genre Rambo, qui l'avait plaqué contre la vitrine et lui avait pété une dent.

Puisqu'on le sollicitait pour son expérience, Markus prenait la direction des opérations : La Brink's passait le soir, tous les premiers du mois, ils s'y rendraient dès le lendemain. Cachés sous des masques d'enfants, l'un menacerait le directeur tandis que le second viderait les coffres et le troisième tiendrait en joue l'unique employée et d'éventuels clients, peu probables à cette heure. Un quatrième complice les attendrait dans la voiture, prêt à démarrer. Ils devaient être quatre, ils n'étaient que deux.

  • Pas de blême, je m'en occupe, avait dit Filoche qui se connaissait un certain talent en relations humaines.

Pour coller à ses rêves de cinoche, Filoche se voyait bien, comme Al Pacino, menacer les badauds de son Beretta. D'ailleurs, il avait apporté le sien mais Markus jugeant son acolyte un peu trop impulsif et ses gestes désordonnés, lui avait confisqué son arme. Celle-là même que Mickey plaquait sur le front du directeur à deux minutes quatre de l'opération.

5- RETRAIT BANCAIRE

  • Déjà deux minutes et cinq secondes, avait prévenu Mickey, faut plus qu'on traine… T'en es où Donald ?

Les doigts dans la tirelire, le canard bourrait son sac en rongeant son frein. Normalement, c'est lui qui aurait dû être au flingue tandis que le nigaud viderait le coffre et il trouvait son rôle beaucoup moins glorieux qu'il n'avait espéré.

Dingo trouvait son masque trop serré, le plan trop craignos et le temps trop long à s'écouler.

Mickey voyait les gouttes de sueur s'écouler du front du directeur et redoutait que l'une d'elle ne s'insinue dans son calibre.

Le petit cul de la blonde qui se tassait sous son guichet réveilla chez le rat masqué une légère érection qu'il jugea fort malvenue et il s'empressa de repenser au circuit des égouts qu'il avait appris par cœur. Pour une souris, c'était un passage tout naturel mais les grandes oreilles, c'est son seul point commun avec Mickey

6- MICKEY/MARKUS

On ne présente plus Markus Carbone, il parait que les journaux ont déjà largement commenté ses exploits. Mais il ne faut pas croire tout ce que disent les médias, il y a tant de fake-news de nos jours.

Markus se définit plutôt comme un entrepreneur audacieux et opportuniste. Il est le directeur, l'administrateur, l'unique actionnaire et le seul employé de sa petite société de détournements financiers sous couvert d'anonymat. Il n'a pas de secteur d'activité très précis, navigue au gré des bonnes occasions. Il n'a que peu d'amis parce qu'il ne fait confiance à personne et qu'il gruge tout le monde. On appelle ça, un escroc. Mais, jamais de violence, jamais un coup de feu, c'est une sorte de slogan qu'il avait tatoué sur son bras.

Las, qui ne brise jamais ces serments ? Malgré toutes ses précautions, l'hiver dernier, l'affaire du Diamant d'Anvers avait fait un mort et dix années de détention ferme lui pendaient au nez. il avait dû quitter la capitale pour une retraite plus discrète. C'est grâce à Bébert qu'il avait pu se planquer et il lui en serait toujours reconnaissant.

Son bienfaiteur lui avait même proposé un plan en or auquel Markus avait tout de suite adhéré et les deux larrons devaient en trouver d'autres pour constituer leur équipe. Bébert l'avait assuré qu'il saurait y remédier et Markus lui avait fait confiance. Une fois n'est pas coutume.

Grâce à ses nouvelles fonctions, Bébert assurait avoir déjà mis un pied dans la porte. Il ne restait que quelques formalités administratives à régler et les deux hommes s'étaient serré la main.

Markus avait essayé de draguer la petite blonde du guichet de la BNP locale. Pas seulement parce qu'elle avait un joli pétard et deux gros obus, mais aussi parce qu'employée dans l'agence depuis dix ans, elle en connaissait tous les rouages et les conventions.

Il l'avait invité, quelques fois au restaurant, et à force de mamours et de yeux doux, elle avait fini par lui révéler tous les détails qui lui manquait. Il ne pigeait pas cependant pourquoi la blonde se refusait aux galipettes, ce qui mettait à mal sa virilité et son estime de soi. Et quand il n'eut plus besoin de ses services, il se dit qu'elle était gouine.

À quinze jours de l'opération, tout était fin prêt. Quand Filoche lui a présenté le nouveau venu, Markus a tout de suite trouvé qu'il n'avait pas une tête de Donald et il lui a refourgué le masque de Dingo. Le trader était prêt à tout pour amasser de la fraiche rapidement et il lui avait paru assez costaud pour ce genre de boulot. Et Filoche trop impulsif pour tenir un flingue.

Oui, il avait dit à son partenaire qu'ils cherchaient un chauffeur mais après réexamen du plan, il n'y en avait plus besoin. Il s'était bien gardé de préciser que Bébert exigeait un quart du pactole et qu'il avait fallu réduire l'équipe. De toute façon, à quoi bon un chauffeur, ils s'enfuiraient par les égouts, tout était prévu.

Quand Filoche lui a demandé des explications sur ces changements de dernière minute, il avait juste répondu :

  • T'occupes, je connais mon boulot. Fais-moi confiance.

Et Filoche savait que, de ce côté-là, il pouvait lui faire confiance. De l'autre côté, il ne savait pas, il n'avait pas été voir.

Tout le monde avait réglé sa montre sur celle du chef et enclenché le décompte : l'opération aurait lieu dans quatorze jours, six heures, trente-deux minutes et vingt-cinq secondes.

7- LA BLONDE

Deux minutes et vingt-six secondes. Dans l'agence où le temps a suspendu son vol au silence des biftons qui s'entassent dans les sacs, la blonde, le nez plaqué sur la moquette, s'inquiète de la tournure des événements. Elle se croit à l'abri, planquée sous son bureau, mais elle songe que la petite vieille écroulée sur la banquette se trouve dans la ligne de mire du Dingo et elle se demande si elle pourra utiliser encore longtemps ses points de retraite.

Pourtant, ce matin, à huit heures zéro-deux, l'employée avait refusé d'ouvrir le rideau de fer à la vieille dame qui s'agitait sur le trottoir, invoquant un problème informatique qui serait réglé rapidement mais la vioque avait grondé que deux minutes de retard c'est déjà deux minutes de trop et qu'elle n'avait pas que ça à faire de sa journée et Jessica l'avait faite patienter sur la banquette tandis qu'elle pianotait sur son clavier.

  • Voilà, encore quelques petites secondes et…

C'est quand elle a tapé la touche enter que le club Mickey a déboulé dans l'agence.

La jeune femme a aussitôt plongé sous son guichet, effrayée par les images violentes qu'elle voyait aux infos télévisées, elle ne voulait pas être la cible d'une balle perdue.

Si les braqueurs n'avaient été masqués, elle aurait surement reconnu ce type venu réclamer un crédit, le mois dernier et que monsieur Hubert avait un peu trop vertement éconduit à son goût. Elle aurait pu deviner, sous les grandes oreilles de la souris, le Marco (ou Marcus ?) qui l'avait lourdement dragué et trimballé deux ou trois fois au restau, avant de s'apercevoir qu'elle n'avait que faire de ses délicatesses empressées. Elle n'avait poussé que trop loin sa conscience professionnelle, son directeur lui ayant demandé d'être gentille avec ce bon client. Elle l'avait repoussé et ne serait pas surprise qu'elle l'ait prise pour une gouine.

8- AUX QUATRIÈMES TAUPES

À présent, la jeune femme cherche du regard les aiguilles de la pendule accrochée au mur, mais que sa cache l'empêche d'entrevoir.

Deux minutes et vingt-sept secondes : le directeur aussi s'inquiète de la direction que prend cet incident. Mickey en fait un peu trop à son goût en lui agitant le Beretta sous le nez et il espère que c'est une arme factice. Dans son dos, le bec coincé dans le coffre blindé, il sent le malfrat à la tête de canard un peu trop excité et craint le mauvais coup. Il ne faudrait pas que ça dérape.

Sa guichetière lui jette des regards effrayés par dessous son bureau auquel il ne peut que répondre par une moue impuissante et navrée. La vieille sur sa banquette a ouvert un œil et fouille son sac en triant ses poireaux. Elle observe l'événement d'un air blasé, comme s'il n'avait rien d'extraordinaire en soi. Et la vue de cette vieille femme tranquille et placide lui procure un sentiment de sérénité.

Deux minutes et trente et une secondes : le directeur prend son mal en patience. Mais le canon du revolver lui titille un peu trop la molaire.

9- LA COMBINE À BÉBERT

Ça faisait maintenant quatre-vingt-dix jours que monsieur Taillefer avait été promu à la direction de cette agence. Il savait que c'était un poste sensible et qu'il devrait œuvrer en toute discrétion et c'est ce qu'il l'avait séduit dans cette situation à responsabilité qui lui permettrait de montrer à sa hiérarchie ce dont il était capable. Et on allait voir ce qu'on allait voir.

Chaque mois, quatre millions d'euros à brasser qu'il devait redistribuer sous quarante-huit heures, à différents prestataires de la commune, selon un strict protocole dont sa guichetière connaissait toutes les subtilités des conventions comptables.

Et il avait calculé que ce petit trésor conviendrait parfaitement à la petite retraite anticipée qu'il comptait prendre aux Caraïbes, en compagnie de sa chère maman. C'est elle d'ailleurs qui en avait eu cette idée que tous deux avaient qualifié de géniale.

Markus et Hubert s'étaient donc arrangés en amont. Tous ces transferts de fond secrets étaient fortement assurés et pour éviter tout scandale, l'agence serait prestement remboursée. La combine était simple : organiser un hold-up "soft" dont tous les complices se partageraient le butin de façon équitable. Il avait cependant exigé la plus grosse part ce qui rendait le partage beaucoup moins équitable. Mais il apportait l'affaire sur un plateau et une fortune à ramasser sans efforts.

Hubert, dit Bébert, y avait mis trois conditions, l'agence serait déserte, les armes ne seraient pas chargées et l'opération n'excéderait pas trois minutes. Il lui avait même offert sa montre. C'était réglé comme du papier à musique, y avait plus qu'à jouer la partoche.

Pour garantir leur fuite, il avait donné à Markus un plan très précis du circuit des égouts qui devrait les emmener à la sortie de la ville sans qu'ils puissent croiser âme qui vive. L'affaire était simple, l'affaire était trop simple.

10- ÇA PLOMBE !

Et, à deux minutes quarante-sept secondes, l'opération s'éternisait un peu trop à son goût. Le canard mettait trop de temps à fourrer la galette dans son sac, le clébard n'avait pas l'air de savoir ce qu'il foutait là et la souris lui écrasait un peu trop le museau. Il ne tenait pas à ce que ces crétins demeurent coincés entre ces murs quand la police arriverait.

Il ne voulait pas non plus que les malfrats voient de trop près la couleur des coupures. L'imprimeur avait manqué d'application et, à bien y regarder, la copie était assez grossière. Le stress et la précipitation devaient leur faire négliger ce détail. À condition de ne pas trainer.

Fort heureusement, il avait une complicité dans la place qui devait hâter l'opération. D'un œil discret, Hubert avait consulté sa montre au poignet de Markus : deux minutes quarante-huit secondes, encore un bon tour de cadran et l'alerte n'allait plus tarder à sonner et il avait adressé un signe discret à son complice.

  • C'est bon, on y va, avait ordonné Mickey
  • Attends, y a encore des talbins au fond se plaignait Donald râclant le fond du coffre.

Dingo hésitait en silence entre les deux options. Trois minutes, c'est trois minutes, pas une de plus. Il avait entamé le décompte dans sa tête, encore une poignée de secondes et…

…Et soudain, perçant le silence comme un canif dans une baudruche, un concert de sirènes retentit dans la rue.

  • Qui les a prévenus ? avait demandé Mickey au directeur, le canon de son flingue prêt à lui cracher sa praline dans le trou de nez
  • J'en sais rien, c'est pas moi, s'était-il défendu d'une voix nasillarde.

La blonde se liquéfiait sur son coin de moquette. Si elle avait pu passer dessous elle l'aurait fait. Aux aboiements du cortège de flics qui se répandait dans les rues, s'ajoutait le brouhaha des curieux qui s'agglutinaient sur le trottoir, mais, le son caractéristique d'un insupportable surnageait au-dessus de la cacophonie.

Bip, bip, bip, on avait tous oublié la petite vieille sur sa banquette à coussins, on ne faisait pas gaffe à elle. Les vieilles personnes ont en commun avec les enfants, ce visage d'innocence qui apaise tous les doutes.

Amanda sa petite-fille, lui avait appris comment se servir de ces appareils qu'elle appelait des insupportables. Elle avait un peu rechigné au début, trouvant ça tellement futile, mais elle avait fini par en saisir toutes les subtilités et s'était prise au jeu. Elle avait même ouvert sa page Facebook où elle mettait en ligne ses recettes de cuisine et un compte Insta où elle y postait les photos. Alors appeler le 17 n'était qu'un jeu d'enfant.

  • Merde ! avait pesté Mickey sous son latex, ce qui n'empêchait pas ses postillons de voleter sur le museau du dirlo

Celui-ci avait entendu sauter le cran de sureté qui résonnait encore dans sa boite crânienne. Donald qui commençait à paniquer, avait renversé son paquet au sol et à quatre pattes, ramassait ses biftons. Ne sachant que faire, Dingo ne disait toujours rien, mais n'en pensait pas moins.

  • Oh c'était pas prévu ça ! s'était énervé Markus, secouant son traitre d'associé.

11- GERMAINE

En effet, avec sa maman, Hubert avait convenu tout autre chose. Il n'y aurait que de la fausse-monnaie dans le coffre, le transfert bancaire ayant été fait durant la nuit précédente.

Depuis que Germaine avait découvert les joies de l'informatique, elle était vite devenue experte en transactions virtuelles et avait imaginé cet astucieux stratagème pour subtiliser le magot et faire porter le chapeau à quelques obscurs gangsters.

Quand les brigands s'apercevaient des grossières copies, il y a peu de chance qu'ils en viennent à se plaindre. Des 25% réclamés au départ, la négociation se portait à 100%. Un jeu d'enfant qui devait le mèner aux caïmans avec sa chère maman.

Deux minutes et quarante-neuf secondes…

Hubert adresse à la vieille un regard angoissé et la voit se décomposer et s'empourprer comme si elle réalisait brusquement de la gravité de la situation. Oui, Germaine avait -bien fait d'emprunter l'iPhone de sa gamine. Mais pourquoi avait-elle appuyé trop tôt ? On avait bien dit trente secondes APRÈS le signal.

Deux minutes et cinquante-trois secondes…

De rage, Mickey arrache son masque et Markus chope le directeur à la gorge, tout en le menaçant frénétiquement de son canon d'acier. Heureusement, Bébert n'ignore pas que c'est une arme factice. Du moins prie-t-il tous ses saints pour qu'il en soit ainsi. En tous cas, c'était leur pacte et Markus avait prétendu être un homme d'honneur.

  • Bon on ne va pas moisir ici. Par où on sort ? gueule Markus

Et Hubert, dit Bébert lui désigne la porte derrière son bureau…

  • Allez, on se casse les mecs !

En trois secondes, Dingo avait lâché son sac et son flingue et passé la porte avant même qu'on l'y invite. En se relevant Donald avait bousculé son chef avec son sac plein de pognon, le Beretta a été surpris et le coup est parti. Tout seul, comme un grand. Ça avait raisonné dans toute l'Agence à cause des murs qui sont poreux et des faux-plafonds qui sont creux.

Il y avait une grosse tache de sang qui s'étalait sur le mur et entre les deux yeux du dirlo, un trou béant qui avait avalé son nez. Dire que ce n'était pas beau à voir serait un pléonasme.

L'homme au costume tâché s'était écroulé comme une bouse molle et la vieille avait fondu en larmes.

12- PAPIER MUSIQUE

C'était pourtant réglé comme du papier à musique, une partition millimétrée jusque dans ses silences. Mais à cause de ses pauvres yeux qui n'étaient plus ce qu'ils étaient, Germaine Taillefer avait confondu les chiffres sur l'écran digital de son smartphone. Un décalage de trente secondes, c'est ballot.

Trois minutes et vingt-deux secondes, la voix du chef de police résonne dans son mégaphone. Rendez-vous, l'immeuble est cerné, toute résistance est inutile, le blabla habituel des séries télé. Mais Germaine Taillefer ne les entend plus. Elle s'en fiche, elle ne regarde pas la télé. Juste les infos de vingt heures pour se donner des idées.

Ces quatre briques devaient permettre à son cher Hubert de l'emmener aux Caraïbes dont il lui avait tant parlé. Mais, sans son fils adoré le soleil des tropiques lui paraissait bien terne.

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