Faut bien gagner sa croûte

27/12/2018

La consigne: choisissez une image dans un magazine et inventez l'histoire qui va autour.  Temps imparti: 10 minutes. Novembre 2018


Moi, j'aurai préféré des pommes. J'aime bien les pommes ! Ou des poires aussi, je suis pas difficile. Surtout que j'ai sérieusement les crocs, moi. Trois jours sans grailler, j'ai le ventre qui gargouille. Allez, je finis ça et j'emmène Bobonne au restau. Même les bananes, je sais faire, mais, les types, non, c'est pas mon truc. C'est toujours en mouvement, ça parle tout le temps, c'est chiant. Surtout, les mains, vachement délicat à dessiner, les mains. Ça demande du doigté, de la fluidité. Trop de doigts sans doute.

Mais bon, j'avais pas vraiment le choix. La barbouille, c'est bien joli mais ça paye pas souvent. Alors j'allais pas laisser passer cette occasion. Une commande, ça s'appelle. Comme le grand Pablo, comme Salvador, on loue mon pinceau, on me paie le tube, je vais pas faire la fine bouche. Et puis, faut bien gagner sa croûte !

Ça me permettra de mettre du bois dans la cheminée. Sinon, la Marie va encore râler qu'on bouffe que des pâtes. Surtout froides. C'est pas terrible les pâtes froides!

Ah oui, je vous ai pas dit. Celui qui raque, c'est le type à gauche. Avec la pipe et le chapeau.. Hé, il est chevalier d'industrie, le gus, c'est pas de la gnognotte. Il m'a dit qu'il avait "adôôôré" mes natures mortes, la vivacité des couleurs, l'énergie du trait, le baratin habituel, quoi. Moi, je m'en tape un peu de sa pommade, l'important, c'est les biftons qu'il va me refiler pour m'afficher dans son salon. À condition que je le soigne mon rupin... mais vu sa tronche, c'est pas gagné.

Cézanne les joueurs de cartes
Cézanne les joueurs de cartes

Et merde, je lui ai raté le tarin. Trop épais, trop piquant, pas du tout ressemblant. Tant pis, je vais lui coller une moustache sous le pif, et une pipe dans le bec, ça masquera mes ratures. Je sais, il me dira que ce n'est pas lui, qu'il ne se reconnaît pas, mais, pour ça j'ai la parade. Je répondrais que c'est une vision subliminale de l'artiste, que ça insinue la virilité du sujet, le genre d'argument qui impressionne. Tiens, Pablo n'a pas fait autrement quand il a dû expliquer aux demoiselles d'Avignon qu'en réalité, elles étaient très jolies. Non, j'ai le bagout, il ne va pas moufter.

En plus, il me montre ses cartes, ce con, un jeu de merde, pas une seule tête, aucun atout, on voit tout de suite qu'il va se faire ramasser ! Et si l'autre lui tire toute son oseille, il n'aura plus un radis pour me payer. Ça m'arrange pas.

Attends, je vais lui peindre une bonne main. Allez, hop, une paire d'as et c'est réglé. Là encore j'invoquerai, la vision de l'artiste. Je le peins comme un winner parce que, au delà des apparences, c'est ce qu'il est dans la vie, un gagnant.

Et puis l'autre, dans la foulée, je vais l'enlaidir: un petit chapeau de prolo et une veste crado, le dos courbé sur ces cartes, l'air idiot et la vue basse, comme le prolo qu'il est, abattu sous le poids de ses jours mornes et laborieux. Voilà, ça respire sa lutte des classes à plein nez, même le Baron Haussmann va adôôôrer.

Par contre, c'est le fond qui m'emmerde. Y a trop de monde sur la photo, les mecs qui sont venus boire un pot, les curieux, les badauds et toutes les étagères du bistrot. Trop de détails. Moi, je peins à la truelle, je fais pas dans la dentelle. Pour les détails, fallait appeler Manet, il t'aurais mis des nénuphars.

Non, je vais pas me faire chier, je gomme la populace, je concentre sur le face à face, et je leur colle un mur crasseux, genre estaminet de banlieue. Ça aussi, c'est bon pour la dimension sociale de l'œuvre, genre, artiste témoin de son temps. Je dessine pas non plus tous les cadavres de bouteilles sur la table, sinon tout le monde verra que ce sont des poivrots. Non, juste un petit litron en bout de table, histoire de cacher le trou que j'ai fais dans la toile avec mon clope. Je lui dirais que c'est pour éclater la perspective, pour marquer la dualité entre les deux personnages, enfin, je trouverais bien. Le principal, c'est de le convaincre. C'est qu'il en connaît du gratin, des mécènes et même des galeristes. Si j'assure, je l'aurai mon accrochage aux "Indépendants".

Et s'il le faut, je me paierai un critique du Figaro pour écrire que c'est une œuvre puissante et singulière, d'une audace ébouriffante. Tiens, je vais même lui écrire son papier: "Avec ce tableau, Cézanne modernise la peinture et on ne peut que rester admiratif par la beauté quasi monochrome de cette toile où culminent en majesté, les ocres et les bruns." Ah ouais, ça a de la gueule, vraiment.

Et bah voilà, si je me ramasse dans la peinture, je me reconvertis dans le journalisme. D'ailleurs, ma bonne Hortense ne cesse de me le répéter: "Tous tes gribouillis, mon Paulo, ça ne marchera jamais. Faut que tu essaies d'autres choses, faut que tu t'ouvres."

Allez, Cézanne... ouvre-toi !

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