Un fil tendu...

25/12/2018

La consigne: Imaginez ce fil, réel ou métaphorique qui se tend devant vous. Et vous le tirez. Vous le tirez sur plusieurs lignes, sur plusieurs pages si possible. Racontez.

Temps imparti: 10 minutes Narration sans dialogues - Novembre 2018

Une maille à l'endroit, une maille à l'envers...

À l'approche de l'hiver, elle ne peut pas s'en empêcher, mamie Georgette tricote ses cache-nez. Un pour pépé, un pour fiston, un pour le gendre ou pour la mariée, tout le monde, chaque année, à droit à son petit cache-nez.

Celui-ci sera blanc, immaculé, c'est le plus grand, c'est le dernier. En laine vierge d'Écosse. Allez hop, ce sera pour le gosse !

Dans sa chaise à bascule, la vieille se balance au rythme de l'horloge qui égrene le temps qu'elle tient en haleine. Dehors, il fait froid, ça grelotte, elle a bientôt terminé sa pelote. Encore une maille ou deux et l'écharpe habillera un bienheureux.

Oh, oh, mais voilà le fil qui résiste, n'accroche plus l'aiguille. Elle tire sur le trousseau et découvre, ô stupeur, le bout de laine tendu qui traverse le salon cossu. Sans doute s'est il coincé derrière la porte ?

Qu'importe... Malgré ses rhumatismes qui la font souffrir et ses vieilles chevilles qui peinent à la porter, notre petit bout de femme se lève et, toutes aiguilles dehors, traverse la petite pièce poussiéreuse.

Ses yeux usés lui jouent des tours ? Le bout de laine n'est pas coincé dans le chambranle, il traverse la serrure.

Serait-ce une blague de son galopin de petit-fils ? Allez hop, il suffirait d'un petit coup de ciseaux et finie la plaisanterie. Mais, la vieille se pique au jeu. Pas question d'arrêter là son ouvrage. Elle prend sa boite à outils... et démonte la porte.

Et vas-y que je te tricote la lourde. Elle coud les échardes à l'écharpe, mêlé au Shetland, le chène ça tiendra chaud.

Mais, alors qu'elle pensait se retrouver dans sa cuisine -puisque c'est là que, d'habitude mène cet accès, la voilà au milieu d'une forêt. Non, décidément, ce n'est pas une blague de son garnement. Peut-être un excès de médicaments ?

C'est la première chose à laquelle elle aurait pensé s'il n'y avait cette odeur d'humus, ce bruissement d'ailes dans les branches, ce cri de hulotte au lointain et cette biche cachée derrière un arbre.

Et surtout, devant elle, toujours ce fil tendu.

Mamie Georgette est curieuse, elle l'a toujours été. Courageuse aussi. Elle n'a pas froid aux yeux. Allons, voyons où cela la mènera.

Et que je tricote, et que je tricote, et que défile la pelote. Et son cache-nez grossit encore. Il s'additionne de fougères, de feuilles mortes et de bruyères, de quelques plumes aussi et Mamie traverse la forêt. Quand arrivera la clairière, elle en verra bien le bout, n'est-ce pas ?

Le dernier arbe, c'est un gros hêtre et... saperlipopette, voici mamie Georgette devant une montagne. Oh non, le fil ne monte pas au sommet, ce serait trop facile, elle n'aurait qu'à l'escalader. Non, il traverse la roche, s'enfonce dans le granit. Ressort-il de l'autre coté ou demeure-t-il coincé dans la masse caillouteuse ? Je vous ai dit qu'elle était curieuse et qu'elle ne craint pas le défi. Mamie ramasse un petit piolet - qu'un hasard bienheureux avait laissé au pied du rocher- et, aiguilles dans une main, de l'autre elle casse la caillasse, pioche la roche, déblaie le minerai, creuse son trou et s'enfonce dans la montagne. J'ai bien dit "dans", à la manière d'un mineur.

C'est une grosse colline et à son petit tricot, s'ajoute maintenant quartz et calcaire, silice et améthyste. Et creuse, et creuse, et creuse. Et tricote, et tricote, et tricote. Jamais cache-nez ne sera aussi gros. Aussi épais et aussi chaud.

La vieille abat la montagne et déjà la voilà sur l'autre versant. Y trouvera-t-elle enfin, sa fin de pelote. Non point. Le fil est toujours tendu et s'étend jusqu'à l'horizon.

Alors mamie avance, avance encore. Et emmaille sa laine et cachenèse son blanc shetland. Il y aura bien une fin à tout cela. Car mamie le sait, il y a toujours une fin. À toute chose. D'ailleurs, le tas de cailloux est à présent loin derrière elle et elle croit reconnaître, au loin, le champ du père Martin. Le fil s'est il accroché à la clôture ? Elle le saura bientôt.

Mais non, il poursuit son fragile chemin. Et mamie avec lui. Et les aiguilles de redoubler de vigueur, et le tricot de grossir encore.

La petite cabane des cochons, le poulailler, elle traverse tout cela et les ajoute à son cache-nez.

Enfin, elle sent que le poids se fait plus présent, l'accroche, elle en est sure, n'est plus très loin. Et un son caractéristique lui signale qu'elle dépasse la bergerie. Qu'elle dépasse ? Non, elle y entre. Et là, que voit-elle au bout du bout de son fil ? Un pauvre petit mouton qui s'effiloche à chaque coup d'aiguille que maille et remaille mamie.

Mon dieu, la vieille est choquée : la pauvre bête est tout nue. De toute sa laine, elle n'a quasiment plus.

Mais mamie est une gentille vieille dame et savez-vous ce qu'elle fit ?

Elle offrit sa grande écharpe au petit mouton.

Et puis mamie s'est couchée au pied de l'animal. Et s'est endormie.

Je crois qu'à cette heure, elle y est toujours.

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