L'empathie vient en mangeant

18/02/2019

Courte pièce digestive pour deux personnages

Faisant face au public, assise dans un vieux fauteuil, mamie tricote.

Nous tournant le dos, en fond de scène et chaise roulante, on devine papi endormi.

Le temps dure longtemps avant que Mamie ne se décide à parler.

MAMIE: [le nez sur son tricot] Tu vois, Lucien, ce qu'il nous faudrait maintenant, c'est un sacré coup de bol. Tu sais, un de ces retournements comme on en voit qu'au cinéma. Tiens, comment ils appelaient ça, tes amis intellos ? ...Un coup de théâtre. Voilà, il nous faudrait un coup de théâtre. Silence. Non, tu ne réponds pas Lucien ? Silence. Tu dors ?

Pas de réponse. Un temps.

Elle pose son tricot, lentement, se lève, difficilement, et marche, péniblement, jusqu'à la chaise roulante. Elle se penche vers Lucien

MAMIE: Regarde-moi, ça... Mon pauvre vieux, dans quel état tu t'es encore fourré... Elle le regarde longuement. Il va encore falloir que je te nettoie, c'est pénible à la fin.

Un temps. Elle retourne à son fauteuil et son tricot, tout en lenteur et en silence. Un temps.

MAMIE: Mais, tu me connais Lulu... Oui, je sais que tu n'aimes pas que je t'appelles Lulu, mais, aujourd'hui, j'en profite. Donc, tu me connais Lulu, moi et le hasard, ça fait deux. Si on n'aide pas un peu le destin, autant s'asseoir sur le bord du caniveau et regarder la vie passer, tu me l'as assez répété. Alors, crois-moi, je lui ai un peu forcé la main, au destin. Ah si, je te promets une belle surprise. Silence. Ah, bah quand ça, quand ça ? ...Attends, tu verras. Si je te le dis tout, tout de suite, ça ne sera plus une surprise. Sois patient !

On frappe à la porte. TOC, TOC, TOC !

MAMIE: Tu attendais quelqu'un ? Pas de réponse. Oui, évidemment, je ne te demande pas d'y aller

Elle se lève, marche jusqu'à la porte tandis que les coups redoublent. Avant qu'il ne frappe une troisième fois, elle ouvre à un gaillard à casquette et tee-shirt bariolés.

HOMME: lui collant paquet sous le nez] La spéciale Margherita, c'est pour ici ?

MAMIE: Pardon ?

HOMME: 35 avenue des peupliers ?

MAMIE: Oui, c'est la bonne adresse mais je vous assure que je n'ai rien commandé. Vous savez, à nos âges, c'est potage et au lit !

Le jeune homme vérifie son bon de commande

HOMME: Pourtant, sur mon bon de livraison...

MAMIE: Sans doute une erreur. [Un œil sur le bon] Ou alors, on vous aura fait une blague.

HOMME: Si c'est une blague, c'est pas drôle. Et merde, qu'est-ce que je vais faire avec ça, moi ?

Silence.

MAMIE: Oui, c'est bien embêtant mais, à votre âge... ça se mange sans faim !

HOMME: Si je devais manger toutes mes livraisons...

Un temps. Puis...

MAMIE: Écoutez, mon garçon, je vous propose un échange

HOMME: Vous voulez m'échanger ma pizza ? C'est pas très réglementaire !

MAMIE: Non, non... je vous achète votre pizza... mais vous la mangez avec nous !

HOMME: Avec vous ?

MAMIE: Enfin, je crois que ce sera plutôt avec moi, parce que Lucien, il mange pas beaucoup en ce moment.

Elle lui désigne, l'homme de dos, endormi dans sa chaise roulante

HOMME: Lucien ?

MAMIE: Vous n'allez pas répéter tout ce que je dis ?

HOMME: Non mais avouez que c'est assez... surprenant

MAMIE: Ça n'a rien de surprenant, mon mari passe son temps à dormir. Il faut dire qu'avec son traitement...

HOMME: Non, c'est votre proposition que je trouvais surprenante. D'habitude, les clients mangent leur pizza sans moi

MAMIE: Je vous rappelle que je n'ai rien commandé. Moi, je dis ça pour vous rendre service !

HOMME: Bah... puisque c'est proposé si gentiment. Après tout...

Le garçon entre et dépose la pizza sur la table.

Puis il s'approche gentiment du vieil homme endormi.

HOMME: Et monsieur prendra bien un petit morceau de... ?

MAMIE: Non !!!

La voix de la vieille imprime une telle autorité que le jeune homme s'en fige sur place. Malgré son âge, elle a vivement dépassé le garçon comme pour protéger son mari.

MAMIE: Dis-moi, Lulu, tu veux manger avec nous ? ...Hein, tu m'écoutes, Lulu ?

Le garçon revient à la table et sort la pizza de son emballage. La vieille se penche sur son mari.

MAMIE: Tu veux que je te ramène dans ta chambre ? D'accord, ce n'est pas la peine de grogner ! [au jeune homme] Vous permettez !?

HOMME: Je vous en prie.

Elle pousse son mari vers la chambre en fond de scène, puis disparaît

MAMIE: [en sortant] Installez-vous, jeune homme, j'en ai pour deux minutes. [off] Découpez donc la pizza, vous trouverez des couteaux dans le tiroir de la table.

Le garçon tourne autour de la table, ouvre le tiroir et... reste en arrêt. Médusé.

MAMIE: [off] Voilà, allonge-toi, mon Lulu... Oui, comme ceci. Plus vite, s'il te plait. Je ne voudrais pas faire attendre notre invité.

Le garçon ne bouge toujours pas, comme hypnotisé par sa découverte

MAMIE: [off] Tu veux que j'éteigne la lumière ? ...Oui, d'accord, c'est comme tu veux, mais cesse de ronchonner.

Le garçon sort enfin de sa léthargie pour extirper du tiroir un splendide couteau de collection, doré sur tranche et serti de pierres brillantes.

MAMIE: [revenant] Et appelle-moi si tu as besoin de quelque chose ! [au jeune homme] Oh, vous l'avez retrouvé !

HOMME: Pardon ? ...Ah, vous parlez du couteau ! Oui, il était dans le tiroir. C'est vous qui m'avez demandé de...

MAMIE: Y a pas de souci. C'est juste que je le croyais perdu. Vous savez, il m'arrive parfois de perdre un peu la boule. La mémoire me joue des tours.

HOMME: [contemplant le couteau] C'est une pièce magnifique

MAMIE: Oui ! Et ce n'est pas une copie. À part la lame en acier trempé, tout est en or et en rubis, c'est un objet de très grande valeur. Inestimable.

Il repose le couteau, visiblement émerveillé.

MAMIE: Ce n'est pas forcément le plus adapté, mais pour couper la pizza, ça devrait aller ?

HOMME: [vaguement choqué] Couper une pizza avec une œuvre d'art ?

MAMIE: Et pourquoi pas ? Vous n'en aurez plus souvent l'occasion.

HOMME: [réflexion faite] Oui, vous avez raison. Quand je raconterai ça à mes amis... Ce sera un souvenir extraordinaire.

MAMIE: Et pour moi, donc. Vous pensez bien que ce n'est pas tous les jours que j'ai un livreur de pizza à domicile. [Elle se corrige, à haute voix] Que nous avons ! N'est-ce pas, Lucien... hein, tu pourrais quand même faire un effort quand il y a du monde ! ...Dis, je te cause, mon Lulu Silence. [au garçon] Il a répondu ?

HOMME: Non... enfin, je ne crois pas ?

MAMIE: Ça ne m'étonne pas, c'est un ours. Mais, parfois, je me demande si je ne deviens pas un petit peu sourde. À mon âge, ça ne serait pas surprenant.

HOMME: Rassurez-vous, il n'a rien dit... Mais si vous voulez que j'aille m'en assurer... ?

MAMIE: [Sèchement] Non, restez ici ! S'il a besoin, il appellera. [Comme pour s'excuser de son mouvement d'humeur] C'est que nous avons nos petites habitudes...

Il semble hésiter à découper la pizza

MAMIE: Ne vous inquiétez pas, je vous la paierai

HOMME: Mais, je ne m'inquiète pas

MAMIE: ...Et je vous paierai également ce temps que vous passez avec moi.

HOMME: Oh, je n'en demande pas tant.

MAMIE: Si, si, après tout, c'est normal, j'empiète sur votre temps de travail. Et je vous avouerai que ce n'est pas avec Lucien que j'ai souvent l'occasion de discuter

HOMME: Oui, vos journées doivent être longues

MAMIE: Si vous saviez. ...Je vous déconseillerais bien de vieillir, mais c'est pourtant ce que vous avez de mieux à faire. On n'a pas le choix, soit vous êtes vieux, soit vous êtes mort, c'est un cercle vicieux. Vous ne trouvez pas ?

HOMME: Heu... Je n'y avais pas vraiment pensé... mais vous devez avoir raison !

Le jeune homme finit de couper la pizza

MAMIE: Et bien mangeons !

HOMME: Je vous sers ?

MAMIE: Bien sûr. Mais je dois vous faire un aveu, je n'ai pas mangé ce genre de choses depuis des lustres. J'espère que mon dentier y résistera

HOMME: Je vais vous faire un aveu aussi. Nos pizzas ne sont pas très bonnes, mais elles sont très molles. Vos dents ne risquent rien

MAMIE: Vous avez de l'humour, ça me plait. D'ailleurs, vous ressemblez un peu à mon dernier fils.

HOMME: Vous avez des enfants ?

MAMIE: J'avais ! Ils étaient trois. Tous des garçons. Mais ils sont tous morts

HOMME: Oh, désolé

MAMIE: Pourquoi ? Vous n'y êtes pour rien. Je vous l'ai dis tout à l'heure, c'est la vieillesse ou la mort. La vie disparaît comme elle est apparue, dans un souffle.

HOMME: Heu... oui... peut-être...

MAMIE: Mais je vois bien que je vous ennuie avec mes idées morbides

HOMME: Oh, non, non...

MAMIE: Si, si... vous êtes la jeunesse, vous, il vous faut l'amour, la joie de vivre et la fortune. Vous êtes amoureux, jeune homme ?

HOMME: Heu, oui... Enfin, en quelque sorte

MAMIE: On n'est pas amoureux "en quelque sorte". On est amoureux ou on ne l'est pas

HOMME: Disons que je ne suis pas certain que ce soit réciproque

MAMIE: Quoi ? Vous ne le lui avez pas demandé ?

HOMME: Non. J'ose pas

MAMIE: Mais quel nigaud tu fais mon gars. Comment peut-elle deviner ton désir si tu ne l'exprimes pas ? [fort] Non, mais t'entends ça, Lucien... Hein, t'entends ça !? [au garçon] Il a répondu quelque chose ? Vous avez entendu ?

HOMME: Non, je ne crois pas. Du moins, je n'ai rien entendu. Peut-être il dort encore ?

MAMIE: Oui, c'est ça... à cette heure, il roupille toujours

Le jeune homme engloutit sa dernière bouchée, s'apprête à se lever

HOMME: D'ailleurs... je vais le laisser se reposer, je ne voudrais pas me montrer trop pesant.

MAMIE: Vous n'allez quand même pas me laisser tout ça ? Même si Lucien en prend une part ce soir, ça nous fait beaucoup trop.

HOMME: Je ne vais pas la finir, non plus

MAMIE: On reprend juste une petite part chacun. Et puis, je vous ai dis que je vous paierai.

HOMME: Là n'est pas la question

MAMIE: Combien coûte-t-elle, au fait, votre galette ?

HOMME: C'est la royale Margherita, je crois... à 25 euros !

MAMIE: Alors, je vous donnerai quatre fois plus. Cent euros... si vous reprenez un morceau avec moi !

HOMME: C'est une drôle de proposition mais, pourquoi pas ?

De la pointe du couteau, il attrape une portion qu'il tend à Mamie

MAMIE: Vous savez d'où ça vient ?

HOMME: Qui ça ? ...La pizza ?

MAMIE: Mais non, ce couteau !

HOMME: Aucune idée, mais il est vraiment magnifique. Ça doit coûter une fortune

MAMIE: Houlà, vous n'imaginez même pas. c'est le cadeau d'un prince. Mon mari travaillait avec nos anciennes colonies et il a pu en rapporter de somptueux trésors. Oh, pas toujours très honnêtement, il peut bien l'avouer à présent, il y a prescription.

Le jeune homme observe le couteau avec une attention accrue.

MAMIE: Vous savez, les grandes fortunes se construisent souvent sur le dos des autres, c'est dans l'ordre des choses. En tous les cas, les entreprises de mon mari ne faisaient pas exception à la règle. Mais, comme on dit, tout ça, c'est du passé.

HOMME: Oui, vous me parlez d'un temps...

MAMIE: Que vous ne pouvez pas connaître, évidemment ! Mais, vous avez mieux, vous avez l'avenir devant vous ! Profitez-en avant qu'il ne vous rattrape

HOMME: Facile à dire

MAMIE: Mais si, appelez votre princesse, déclarez-lui votre flamme. N'attendez pas qu'un autre vous la ravisse !

HOMME: Si c'était aussi simple

MAMIE: Que vous manque-t-il ? De l'audace ? Des opportunités ? Profitez de l'instant, prenez tout ce que vous trouvez. Et ce qu'on ne veut pas vous donner, volez-le !

La garçon rit jaune.

MAMIE: Vous avez entendu ?

HOMME: Quoi ? Pardon, c'est mon rire qui... ?

MAMIE: Non, dans la chambre ! Ce n'est pas Lucien qui vient d'appeler ?

HOMME: Non, toujours pas ! Voulez-vous que j'aille voir ?

MAMIE: Ne bougez pas, je vais y aller. [à Lucien] Mais oui, je t'entends puisque je viens.

Elle sort. Durant le temps de son absence, le garçon n'aura de cesse de contempler le poignard, le soupeser, le tâter, l'essayer... avec une évidente convoitise.

MAMIE: [off] Alors, qu'est-ce que tu veux ? Oh non, on ne va pas allumer la télé alors qu'on a de la visite. Ah bah je sais bien, toi, dès qu'il y a une discussion, tu fais le mort. (...)Bon, bon, si tu veux. Elle est où cette télécommande ? Ah !

Le son de la télé -hyper fort- fait sursauter le jeune homme qui en laisse tomber le couteau

TÉLÉ: Mais arrêtez, voyons. Vous allez lui faire mal. C'est un veillard !

MAMIE: C'est trop fort ! ...Lucien, fais quelque chose, voyons !

Comprenant que ce n'est que la télé qui hurle, le garçon ramasse le couteau et le repose sur la table

TÉLÉ: Non, surtout ne faites pas ça, vous risquez de le tuer. [bruits de lutte] Oh mon dieu !

MAMIE: Bon, repasse-moi la télécommande !

Le son de la télé baisse enfin et on entend plus que des bribes indistinctes. La vieille revient.

MAMIE: Il va me rendre folle avec sa télévision. Vous entendez comme ça hurle ?

HOMME: Bof, c'est pas bien grave.

MAMIE: Non, mais les voisins vont se demander ce qui se passe.

HOMME: Je ne vais pas trop tarder...

MAMIE: Attendez... que je n'oublie pas !

Elle fouille son porte-monnaie, en tire quelques billets.

MAMIE: Oh mince, je me suis un peu trop avancée. Je n'ai que 80... 90... 95 euros ! Mais avec les petites pièces, on n'y est presque.

HOMME: Ce n'est pas nécessaire. Franchement, ce fut un moment très agréable et...

MAMIE: Si, si, j'insiste !

Elle lui ouvre la main pour y vider le contenu de son porte-monnaie.

MAMIE: Y a pas tout à fait le compte, mais....

HOMME: Je vous remercie. C'est largement suffisant.

MAMIE: Mais non, ne dites jamais ça. Si vous démarrez dans la vie sans la moindre ambition, ne vous étonnez pas de rester en bas de l'échelle.

HOMME: Pardon ?

MAMIE: Ne dites pas, "c'est largement suffisant", mais "c'est un bon début". Et continuez à viser toujours plus haut. Si vous la voulez votre princesse, il faut lui mettre un palais à ses pieds.

HOMME: Ça coûte cher. C'est pas avec mon salaire de livreurs de pizzas que j'achèterai un palais.

MAMIE: Parce que vous regardez vos pieds au lieu de viser la lune. Vous devez être un sentimental, vous !?

HOMME: On peut dire ça, oui

MAMIE: Vous vous laissez porter par vos émotions, au petit bonheur des humeurs, sans vraiment penser au lendemain ?

HOMME: C'est vrai que je me laisse un peu vivre

MAMIE: Alors que la fortune, ça se programme. Il faut y songer au quotidien, de façon obsessionnelle. Observer dans chaque instant ce qu'il a de profitable et, dès que possible, l'accaparer. Il n'y a pas d'autre façon de faire. C'était la recette de mon mari et on peut dire que ça lui a réussi.

HOMME: Permettez-moi cette remarque mais... cela implique un certain manque de scrupules

MAMIE: Mais les scrupules, justement, c'est ce qui rend les gens honnêtes. Et l'honnêteté n'est que le faux-nez de la pauvreté. Ah, vous avez entendu, cette fois ?

HOMME: Non ! Vraiment pas !

MAMIE: Mais si, mais si...

HOMME: Bon bah, je vais vous laisser...

Le garçon se lève, recoiffe sa casquette...

HOMME: Je suis très heureux d'avoir fait votre connaissance. Ça aura été très riche d'enseignements, je vous assure.

MAMIE: J'espère bien. [elle crie vers la chambre] Oui, j'arrive Lucien, j'arrive

HOMME: [tendrement] Il n'a pas appelé, tranquillisez-vous

MAMIE: [vexée] Je suis peut-être sourde, mais je ne suis pas folle. Je sais encore reconnaître la voix de mon mari quand il appelle.

HOMME: Heu, oui, oui, bien sûr. [en forme de politesse] ...Au revoir madame !

MAMIE: Au revoir mon garçon ! [à Lucien] Oui, oui, j'arrive mon Lulu !

Elle s'engouffre dans la chambre.

Le garçon marche jusqu'à la porte d'entrée, prêt à sortir.

MAMIE: [off] Oh, s'il vous plait, jeune homme. Pourriez-vous ranger le couteau, je vous prie. Je suis fichue de le faire tomber en nettoyant la table. Ce serait dommage de le casser.

Le garçon revient sur ses pas, ramasse le couteau, ouvre le tiroir.

MAMIE: [off] Je perds tellement la boule que je ne sais plus ce que je fais d'une minute sur l'autre. Ah, toi Lucien, ne te moques pas. Toi aussi, tu perds la tête... et plus que moi !

Durant tout ce temps, le garçon demeure en contemplation devant le couteau, tiraillé par ses démons intérieurs..

MAMIE: C'est comme ce couteau, je parie que tu ne t'en souvenais plus non plus. Mais si, le poignard du Cheikh Ahmed, tu vois, tu l'avais oublié. Comme moi, dans cinq minutes !

Le jeune homme sort de sa torpeur, contemple l'objet précieux puis, l'empoche et repart à tâtons...

Il est à peine sorti que la vieille revient.

MAMIE: Ah, le petit jeune est parti. Bien charmant ce garçon... c'est dommage !

Elle avance jusqu'au tiroir de la table et l'ouvre.

MAMIE: Et le coup de bol est passé ! Je t'avais bien dit qu'on devait faire confiance au hasard. Oh, tu m'écoutes Lucien ?

Elle retourne à la chambre

MAMIE: [off] Que tu refuses de me répondre, je le comprends mais, au moins, tu pourrais reconnaitre ma victoire.

Elle revient en poussant la chaise roulante et Lucien qu'on aperçoit toujours de dos.

MAMIE: Ce que tu es mauvais perdant, alors. Non, même ça tu préfères fermer les yeux. ...

Elle retourne Lucien vers nous et on constate alors qu'il est ensanglanté. Ses deux yeux sont crevés.

MAMIE: Ça va, je plaisante. Je sais bien que tu n'y mets pas de la mauvaise volonté mais, il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas entendre.

Elle inspecte les oreilles du macchabée.

MAMIE: Tiens, il ne t'a pas touché les oreilles. [se penchant vers Lucien] Remarque, il n'y a pas été, non plus, avec le dos de la cuillère. Ah, ces jeunes. Ils sont de plus en plus violents. Oui, c'est ce que tu disais tout le temps, et tu avais raison. T'es content !?

Elle récupère un morceau de pizza sur la table et vient en badigeonner la chemise du cadavre.

MAMIE: On dira qu'il t'a forcé à bouffer cette saloperie. Si, crois-moi, ça impressionnera les jurés, ça renforcera l'image du monstre. Non mais, on a pas idée de s'en prendre à des petits vieux sans défense. [forçant le cadavre à relever la tête] C'est qu'il lui plaisait bien ton couteau. Il n'a pas arrêté de le tripoter et, fatalement, il a mis ses empreintes partout. Ah, quel jeune con ! Le pire c'est qu'il serait capable de nier l'évidence. Mais, tu penses, ma parole contre la sienne, y aura pas photo. (...)Au fait, t'as vu ça le coup de la télé, c'était grandiose, non !?

Elle prend les deux mains du cadavre qu'elle bat l'une contre l'autre.

MAMIE: C'est ça, tu peux m'applaudir. Avec toutes ces gueulantes dans le poste, la voisine pourra certifier qu'elle a entendu une dispute. En plus, coup de bol que Columbo ait la même voix que toi. Enfin, à peu près. De toute façon, ne t'inquiète pas, maintenant plus personne n'ira vérifier.

Elle regarde le cadavre de son mari en silence, puis....

MAMIE: Oui, tu as raison. À présent, il ne faut plus traîner. [ayant vérifié l'horloge] Voilà, cinq minutes pour se remettre de ses émotions et j'appelle la police. On est pile dans le timing.

Elle décroche le téléphone, compose le numéro

MAMIE: Allo, police !? ...Écoutez, c'est très grave, nous venons d'être attaqués... à notre domicile, oui ! (...) Par un livreur de pizzas. (...) Je ne sais pas, nous ne lui avons rien fait, nous.

La lumière baisse tandis qu'elle finit sa réplique

MAMIE: Mais, on ne va pas discuter de ça au téléphone, voyons. Il a tué mon mari, envoyez une brigade, vite (...) au 35 avenue des peupliers, oui !

...jusqu'au NOIR

- FAUX FINAL -

On frappe à la porte. Retour brutal de la lumière.

MAMIE: Déjà ? Et bien, on peut dire qu'ils sont rapides les poulets. Tu vois, toi qui a passé ta vie à les dénigrer...

TOC, TOC, TOC ! (bis)

MAMIE: Oui, j'arrive.

Elle prend soin, auparavant, de retourner son mari vers le mur et chuchote à son oreille

MAMIE: Autant leur laisser la surprise, hein !

Tout en marchant vers la porte, elle arrache son chemisier, s'ébouriffe les cheveux et massacre le rouge de ses lèvres

MAMIE: Voilà, voilà...

Elle ouvre et -surprise- découvre le livreur de pizzas

MAMIE: Quoi ? C'est vous ?

HOMME: Excusez-moi de vous importuner... Oh, mais que vous êtes-il arrivé ?

Elle réajuste son chemisier

MAMIE: Heu... c'est rien, tout va bien. Mais que faites-vous là ? Je ne veux plus de pizza

HOMME: Non, je... je voulais vous faire mes excuses. Je n'aurai pas dû...

MAMIE: D'accord. C'est bien. au revoir

Elle essaie de refermer la porte. Il résiste.

HOMME: Laissez-moi vous expliquer. Je ne suis pas un voleur. J'avoue avoir été tenté mais... je vous rend votre couteau

MAMIE: Quel couteau ?

Il sort un mouchoir de sa poche duquel il déballe le précieux objet et lui tend.

Machinalement, elle l'attrape... par le manche !

HOMME: [montrant son mouchoir] À cause de la pizza, je vous l'ai nettoyé. Plus une trace. Il faudrait pas qu'il s'oxyde.J'ignore ce qu'en dirait votre mari mais, moi, les scrupules, ça m'étouffe. Ils m'empêcheront peut-être de faire fortune, mais, au moins, je resterai en paix avec ma conscience. [très humblement] Encore pardon !

Le garçon repart en coup de vent, la laissant en plan, son couteau à la main.

MAMIE: [vers Lucien] Et ça te fait rire, vieux con ?!

Elle claque la porte et revient vers son mari, menaçante.

MAMIE: Ça ne t'a pas suffi, tu veux d'autres trous ? (...) Oh mais oui, on a remarqué qu'il restait les oreilles tout à l'heure...

Elle brandit son couteau et marche vers le cadavre.

MAMIE: Ou le cœur ? Tiens, c'est bizarre. Dire que je t'ai lardé partout et que j'ai oublié le cœur. Sacré lapsus en vérité. [elle y plonge le couteau] J'aurai pourtant dû commencer par là. [avec une rare barbarie, elle s'acharne sur son défunt mari]

On entend des sirènes de police. Lointaines d'abord puis de plus en plus proches et qui se garent, toutes sirènes hurlantes, tandis que la lumière baisse jusqu'au NOIR.

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