Chez la Voisier
La scène se passe au restaurant.
Le client consulte la carte.
SERVEUR : Et pour monsieur, ce sera ?
CLIENT : Ho, j'hésite encore. Qu'est ce que vous me conseillez, jeune homme ?
SERVEUR : Nous avons un petit gratin de doigts, c'est très goûteux, très fin
CLIENT : Hum, hum… Et les rognons de la mère Ruff, ils sont comment ?
SERVEUR : Comme des rognons. Ils sont de ce matin, le chef vient juste de les découper et…
CLIENT : Non, je veux dire, c'est pas trop salé ? Parce qu'avec mon hypertension…
SERVEUR : Ah, là vous me prenez un peu de court, faut que je demande au patron. (il appelle) Monsieur Ruff ! Monsieur Ruff ?
PATRON (off) : Quoi, encore ?
SERVEUR : Le monsieur voudrait savoir… pour les rognons de votre dame… ?
Le patron débarque dans la salle du resto.
PATRON : Quoi, quoi, qu'est-ce qu'ils ont mes rognons ?
CLIENT : Rien du tout, c'est juste savoir s'ils sont salés ou…
PATRON : Aucun risque. Ma femme suivait un régime très strict. Ni sel, ni gras, ni additifs. C'est qu'elle surveillait sa ligne, la mère Ruff.
CLIENT : Parfait ! Alors je crois que je vais opter pour ça.
SERVEUR : C'est vous qui choisissez. Mais, si je peux me permettre, le gratin de doigts, c'est quand même plus digeste. Si, après, vous devez reprendre le travail…
PATRON : Mais qu'est ce qu'il raconte le merdeux ? Ne l'écoutez pas, monsieur, c'est un petit jeune qui débute, il n'y connaît rien. Ma femme était un vrai délice, une bonne pâte…
SERVEUR : Dans ce cas, fallait en faire une tarte. Ou un pâté en croûte, à la rigueur. Non, croyez-moi, les rognons, faut que ce soit frais. Faut du tendron, pas de la vieille carne.
PATRON : Mais comment ils parlent des morts, lui ? On ne t'as jamais appris le respect, p'tit con ?
SERVEUR : Excusez-moi patron, mais, je veille à notre clientèle. Je ne tiens pas à ce que monsieur nous fasse une indigestion.
PATRON : Contente-toi de servir, le reste c'est mon affaire. Allez, une portion de rognons, une !
CLIENT : C'est à dire que… à la réflexion… je me demande si c'est bien prudent.
PATRON : Ça y est, c'est le gamin qui vous a monté le bourrichon. Forcément, il n'a jamais pu la saquer, ma femme. Mais, goûtez-y et vous verrez bien. C'est succulent.
CLIENT : Je n'en doute pas, mais… l'odeur du rognon, c'est assez tenace. Et, cet après-midi, j'ai une réunion avec la direction, alors je…
PATRON : Po, po, po… pour le digestif, je vous offrirai un petit jus de macchabée, ça désinfecte !
CLIENT : Dites, vous semblez bien approvisionné dans le coin. Pourtant, en ce moment, avec tous ces scandales sur la viande…
PATRON : C'est surtout qu'on est bien placé, on a le cimetière juste derrière les cuisines. Directement du producteur au consommateur.
SERVEUR : C'est vrai que c'est pratique. Et les règles d'hygiène sont tellement strictes.
PATRON : Ça, nous suivons les directives gouvernementales : récupération, recyclage, revalorisation. On n'en perd pas une miette.
SERVEUR : N'empêche que c'est toujours moi qui creuse. Et avec cette manie qu'ils ont de les enterrer aussi profond…
PATRON : Et alors ? Il croyait quoi ? Qu'on devenait chef de cuisine en trois coups de cuillère à pot ? Faut faire ton apprentissage mon petit gars. Et pour l'instant, ton job, c'est le service. Alors, tu sers !
SERVEUR : Oh ça va, moi, je voulais juste que monsieur soit content de son repas. Si on veut que les clients reviennent…
PATRON : Mais il reviendra. N'est-ce pas que vous reviendrez ?
CLIENT : Ne vous inquiétez pas pour ça, votre établissement est très réputé. D'ailleurs, c'est un ami qui me l'a conseillé, il travaille pour « le Guide du Croutard ».
SERVEUR : Et il ne vous a rien dit sur le gratin de doigts ? C'est pourtant ce qui a fait toute a renommée du restaurant.
PATRON : Mais de quoi il s'occupe, celui-là ? Oui, oui, notre gratin est très prisé… mais j'ai des rognons à liquider, moi. Je vais quand même pas garder ça une semaine dans le frigo !
SERVEUR : Ah ! Ah, vous voyez qu'elle prend de la place, votre femme. Même décédée, faut encore qu'elle nous embarrasse.
PATRON : Bon, toi, tu vas retourner faire tes trous, moi, je m'occupe de monsieur. Allez, ouste. (…)
Le garçon sort.
PATRON : Ah, mais, c'est qu'on est jamais mieux servi que par soi-même. Quelle idée aussi d'embaucher un apprenti. C'est même pas son boulot, il n'y connaît rien.
CLIENT : Ah oui ? Parce qu'il a une formation, ce petit jeune homme ?
PATRON : Pensez-vous, il voulait être empailleur de bébés, mais, c'est complètement bouché.
CLIENT : C'est sûr, avec tous les progrès de la médecine, on ne meurt presque plus de nos jours.
PATRON : Et oui, c'est bien le drame. Alors, si en plus, ils nous interdisent la viande animale, comment voulez-vous qu'on s'en sorte ? Les végans au pouvoir, on aurait dû se douter que ce serait complications et compagnie.
CLIENT : Faut reconnaître que les conditions d'abattage étaient assez… heu, inhumaines.
PATRON : D'accord, mais y a des limites. Franchement, remplacer le cuir par des chaussures en foin… ou, une veste en nouilles, admettez que c'est pas très élégant.
CLIENT : Et puis, dès qu'il y a un peu de soleil, ça colle, ça poisse. C'est dégueulasse.
PATRON : Je ne vous le fais pas dire. Enfin, heureusement qu'on nous a autorisé à recycler nos défunts, parce que le steack de fenouil ou le gigot de carottes, moi, c'est vraiment pas ma tasse de thé.
CLIENT : Et c'est vrai que vous avez su développer des trésors d'imagination pour accommoder tous ces restes. Quelle invention, quelle innovation. Félicitations.
PATRON : C'est pour ça que j'ai appelé ma petite gargote, « chez Lavoisier ».
CLIENT : Plait-il ?
PATRON : Bien sûr. Ça ne vous dit rien ? « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ». Ce sont ses propres mots. Alors, on y va pour ses petits rognons ?
CLIENT : Soit. De toute façon, je meurs de faim.
PATRON : Ah non, attendez d'avoir mangé avant de trépasser, ce serait trop bête.
SERVEUR (off) : Patron, patron !!!
PATRON : Oh, le revoilà lui ? Qu'est ce qu'il y a encore ?
Le garçon revient.
SERVEUR : Un nouvel arrivage. L'hôpital qui a raté ses trépanations. Je mets ça où ?
PATRON : Mais dans le frigo, voyons, pas dans ma poche. Ah, ces jeunes, alors, faut vraiment tout leur expliquer.
Atelier d'écriture :
La consigne: Cimetière ou bibliothèque du futur. >> Une personne démarre dans la restauration comme serveur et doit servir un client difficile. Imaginer la situation dramatique.>> Au préalable, définir personnage, objectif, univers et conflit qui l'anime.