Carnet du cœur
Chronique, sans p'tit mental
Gaston ou Francis ? Le brun ou le roux ? Entre les deux, mon cœur balance.
L'un est ici depuis six mois déjà, l'autre quelques jours à peine. Lequel choisir ? Le confort de la tradition ou l'attrait de la nouveauté ? Faut-il quitter la proie pour l'ombre ? ...Demain est un autre jour, et bien malin qui peut dire ce qu'il nous réserve.
Tu le sais, toi, cher journal, à qui je confesse chacune de mes pensées, comme je me laisse facilement chavirer par la douceur d'un regard ou le charme d'un sourire. Et ce midi, justement, Francis m'a souri.
C'était à l'heure du repas. Il a demandé à Dolorès de lui resservir une portion de frites et quand il lui a tendu son assiette, nos regards se sont croisés. Il s'est immobilisé un instant et il m'a semblé voir ses joues rosir, puis son regard plonger dans son assiette, comme embarrassé. L'appétit des hommes m'a toujours fasciné, ce genre d'énergumène ne pense qu'à s'empiffrer et la nourriture semble leur bloquer toute possibilité de communication. Peut-être après la sieste, trouverais-je un instant pour lui parler. Mais, rassure-toi, cher journal, tu en seras le premier informé.
C'est vrai que, le Francis, il a fallu que je le bouscule un peu. Avec toutes ces pilules qu'ils lui font avaler, il a fréquemment des problèmes de connexion, à la limite du bug. Faut lui parler lentement. Articuler ! L'infirmière m'explique qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Il paraît qu'avant, c'était un chaud lapin, le Franky ! Grosses bagnoles et belles pépées, la frime quoi ! Et puis, d'un seul coup, un fusible a grillé. Du jour au lendemain, il a viré légume. Oh, pas le genre melon, grosse tête et bonne couleur, non, plutôt navet, fripé et grisâtre. C'est sûr qu'à voir son œil terne, on devine que ça doit plus bouger beaucoup là-dedans !
Mais, à nos âges, on s'en fout. Ce qu'on recherche, c'est juste une compagnie, quelqu'un à qui joindre ses pas avant le dernier trou. Et comme on a pas le droit aux chiens, dans la maison de retraite, moi, j'ai Francis !
Il n'a plus de famille, le pauvre homme. Son dernier enfant est mort, il y a cinq ans, et avec lui, tout espoir de descendance.
Dans ses moments de lucidité, Francis pense à la Touraine et déplore que son château ne tombe dans l'escarcelle du fisc. Je lui explique que l'état en fera, peut-être, une colonie de vacances pour des enfants pauvres. Mais, Francis grommelle: il n'aime plus les enfants. Surtout ceux des autres.
Au repas du soir, j'ai bien vu que Gaston me tournait autour. Depuis que je m'installe ostensiblement à la table de Francis, il semble jaloux et fait preuve de comportements pour le moins troublants. Il glisse, par exemple, des petits mots doux sous mon rond de serviette. Ou il me fait de grands gestes quand nous remontons de la salle de télé. Je ne pense pas que Francis s'apercevrait de quoi que ce soit mais, je ne veux pas compromettre mes chances aussi stupidement. Pour le moment, je resterais muette aux avances de Gaston.
Cher journal, ce matin, Francis m'a appelé dans sa chambre. Il était très excité quand il m'a présenté ce papier
- - Regarde, Mathilde, c'est mon testament
- - Ah ? C'est bien !
- - Tu ne veux pas savoir ce qu'il contient ?!
- - Dis toujours !
- - Je te fais don de mon château, mon domaine en Touraine et ma collection de voitures anciennes
- - Tu sais, je n'ai même pas le permis de conduire.
- - Tu les revendras
- - Et puis, à mon âge...
- - Tu est plus jeune que moi, ma vieille
- - Bof, cinq... six ans maximum
- - Statistiquement, tu devrais me survivre. Je préfère que ça te profite plutôt que de le filer à une bande de braillards en vacances.
- - Si tu veux, si tu veux...
Durant le pique-nique, Gaston m'a fait de l'œil. Au début, je pensais que c'était à cause du vent, une poussière qui lui aurait volé dans la rétine et puis non, devant tant d'insistance, j'ai dû m'y résoudre, le père Duchenne me faisait du gringue. Je me suis promise de répondre à ses avances, mais, je ne veux pas que Francis puisse se douter de quelque chose. C'est trop tôt, faut qu'il patiente encore un peu !
La tâche de sang sous le nez de Francis, va finir par tâcher le carrelage et Dolorès aura toutes les peines du monde à le nettoyer. Tombé de l'escalier, s'étonnent les infirmières. D'habitude, pour descendre, il est toujours accompagné. Non, vraiment on ne sait pas ce qui lui a pris, surtout en pleine nuit. C'est pas son genre, Francis, de se balader la nuit, même pour aller faire pipi. D'ailleurs, on lui avait porté un pistolet. C'est quand même idiot de mourir de la sorte. Dix jours après le passage du notaire, c'est pas malin. Mais, ne t'inquiète pas, cher journal, j'ai ramassé la ficelle que j'avais tendu en haut des marches. C'est vrai que c'est efficace. Et indétectable. Qui irait suspecter une charmante petite vieille comme moi, hein ?
Il me plait de plus en plus ce Gaston. Surtout, depuis qu'il m'a dit être propriétaire de trois casinos sur la côte et d'une chaîne de restaurants à la montagne. Dommage, qu'à nos âges, on ne se déplace plus beaucoup. Enfin, j'irai quand même à son enterrement, à lui aussi, c'est la moindre des choses. Mais, n'allons pas trop vite, d'abord, cédons à ses avances.