Au suivant !
Courte pièce de théâtre en un acte
UN: Qu'est ce que vous fichez avec cette corde ? Décidément, on peut pas vous laisser seul deux minutes, vous !
DEUX: Bah...
UN: Ne me dites que comptiez encore vous pendre ! C'est pénible à la fin
DEUX: J'en ai marre. La vie est trop dure... c'est insupportable
UN: Toute façon, y a pas de poutre !
DEUX: Ah, merde !
Un temps.
UN: Qu'est-ce que vous cherchez ?
DEUX: Une chaise... il me faut une chaise
UN: Oui, bonne idée. Asseyez-vous, reposez-vous, détendez-vous...
DEUX: Mais non, pour me pendre, voyons. Je vais monter dessus et...
UN: Mais puisque je vous dis qu'y a pas de poutre !
DEUX: Pardon ?
UN: Pour fixer votre corde... y a pas de poutre ! C'est comme ça les constructions modernes. Et n'essayez pas de vous accrocher au plafond, c'est du placo.
Un temps.
DEUX: Pfftt... Vous voyez, je suis qu'une pauvre merde. Même mon suicide je le rate. Je ne suis qu'un incapable, un raté
UN: Mais non, mais non. C'est parce que vous vous y prenez mal, c'est tout. Vous avez besoin d'être conseillé. Et puis, franchement, la pendaison c'est ringard
DEUX: Ringard ? C'est pas ringard, la pendaison !
UN: Oh bah si, si. C'est total has-been. Oh, on est au XXI° siècle. De nos jours, il faut marquer les esprits, impressionner la galerie, faire de l'épate. Ah bah oui, si vous voulez que ça attire l'attention. Parce que c'est bien pour ça que vous vous suicidez, pour avoir un peu d'attention.
DEUX: Bof ! Y en a a qui ont le suicide modeste. En toute discrétion, c'est bien aussi.
UN: Allons, allons, je vous connais bien, maintenant. Vous voulez qu'on s'occupe de vous, qu'on vous console, qu'on vous cajole... C'est ça, vous voulez qu'on vous aime ?
DEUX: Bah...comme tout le monde ! ...non ?
UN: Alors, faut pas lésiner sur les moyens, faut voir les choses en grand. On va viser le buzz ! Laissez-moi brancher la vidéo... (il branche la vidéo) ...voilà... et je suis à vous ! Un petit sourire ?!
DEUX: Heu... en fait, c'est pas tout à fait comme ça que je voyais le truc
UN: Ça, c'est parce que vous manquez d'ambition, vous pensez petit
DEUX: Moi, je pense petit ?
UN: Ah oui, alors... Vous n'avez aucune originalité, pas la moindre créativité. La corde, quel manque d'imagination. Tenez, moi, je dirais les explosifs. Ça au moins, ça percute.
DEUX: Les explosifs ?
UN: Oui, il se colle une ceinture d'explosifs, là, sous le gras du bide, planqué sous la veste et il va faire un tour chez Tati
DEUX: Pourquoi chez Tati ?
UN: Chez Tati ou ailleurs, on s'en fout, c'est un exemple. Un endroit où y a du monde... un hall de gare... un stade... ou devant le Panthéon. Hé, franchement, le Panthéon, c'est pas la classe ?
DEUX: Ouais, vu comme ça.
UN: Donc, le Panthéon, c'est parfait. Vous allez sur le parvis et vous vous faites sauter au milieu de la foule
DEUX: (effrayé) Par qui ? ...Sauter par qui ?
UN: Par personne... avec la ceinture. Vous vous faites exploser, quoi ! ...Et boum !
DEUX: Attendez, c'est plus du suicide, ça. C'est... c'est un attentat... c'est du terrorisme !
UN: Ne jouez pas sur les mots, on va pas s'en sortir. Non, avec ça, croyez-moi, c'est le prime-time assuré ! Vous allez être célèbre.
DEUX: J'ai pas envie de tuer des gens... Je ne suis pas un criminel. Je ne veux pas laisser à mon entourage, le souvenir d'un monstre sanguinaire
UN: Quel entourage ? Vous m'avez dit que vous étiez désespérément seul. Sans famille, sans amis... abandonné de tous, ce sont vos propres mots
DEUX: C'est pas une raison... et puis, c'est dégueulasse. Ça va me disperser en morceaux, ça va en foutre partout
UN: Et alors ? C'est pas vous qui nettoierez.
DEUX: Non, non, on doit pouvoir se supprimer sans faire chier le monde.
UN: Oui, mais alors pour le buzz, c'est raté
DEUX: C'est pas que je sois tatillon mais, tous ces bouts de viande éparpillés, je trouve pas ça très propre
UN: Ah mais si c'est que ça. ...alors, je vous conseille le sac plastique
DEUX: Vous voulez dire un sac... ?
UN: ...en plastique, oui. Tenez, j'en ai justement un dans la poche, j'espère qu'il sera assez grand. Vous connaissez votre tour de tête ?
DEUX: Mais, je...
UN: Regardez, vous vous fourrez la tête dans le sac, vous maintenez au niveau du cou -bah, oui, pour que ce soit hermétique !- et normalement, en quelques minutes... couic !
DEUX: Couic ?
UN: Oui, "couic" ! ...ou "Aaargh", c'est comme vous voulez, chacun son style. Vous voulez que je vous aide à le ... chausser ? Je ne sais pas si on peut dire "chausser", qu'en pensez-vous ? ...le coiffer ! C'est bien ça... Vous voulez que je vous aide à le coiffer ?
DEUX: Dites, vous avez mis votre sandwich, là-dedans !
UN: Oh, juste quelques miettes, vous allez pas en faire un plat. Bon... Voilà, je le retourne, y en a plus ! ...Et puis, le plastique, c'est hygiénique. Parce que vous allez sûrement cracher du sang, quelques glaires au moins... le plastique, ça protège. La moquette, je veux dire. Après, on met le reste dans un plus grand sac, c'est plus facile pour le transport. Croyez-moi, vous ferez pas plus propre !
DEUX: Je voulais dire moralement. Ce n'est pas propre ...moralement
UN: Quoi, c'est le sac qui vous plait pas ? Parce qu'il y a un truc écrit dessus... Intermarché... vous n'aimez pas les mousquetaires ? Vous préférez Carrefour ?
DEUX: Non, le sac n'y est pour rien. Et je trouve votre sollicitude très touchante, mais...
UN: Mais... ?
DEUX: Disons que c'est l'instant qui n'est pas approprié... Je crois que ce n'est pas le moment le plus opportun
UN: Pas le moment ?... et votre corde, alors ? Vous alliez vous pendre, il me semble
DEUX: Oui, mais... disons que ça m'a passé. Considérons cela comme un moment d'égarement... La preuve, je n'avais même pas constaté l'absence de poutre
UN: C'est l'avantage du sac plastique.
Poutre ou pas poutre, au moins on l'a toujours sous la main.
DEUX: Non, non, n'insistez pas. Réflexion faite, j'ai encore deux ou trois trucs à finir, ce serait trop prématuré. (un temps) ...Je suis vraiment confus !
UN: Vous me décevez beaucoup. Flancher si près du but.
DEUX: C'est à dire que... je ne me sens pas tout à fait prêt et...
UN: Mais bien sûr, c'est parce que vous réfléchissez trop, ça vous rend indécis. Vous vous posez trop de questions. Il vous faut quelque chose de rapide... de radical. Mais oui, le revolver ! ...Au moins, c'est radical, le revolver, je n'en connais pas un seul qui se soit loupé. Vous avez un revolver ?
DEUX: (il s'emporte) Non ! Non, je n'ai pas de revolver !!!
UN: J'aurai dû m'en douter. Vous savez ce que disait ma grand-mère ? "Un mauvais ouvrier a toujours de mauvais outils." Et comptez pas sur moi pour vous fournir le matériel.
DEUX: Excusez-moi, je me suis un peu emporté. Mais, c'est tellement difficile tout ce bordel en ce moment que, parfois, j'ai envie de disparaître, de ne plus être...
UN: Chut, je réfléchis. (il réfléchit) Y a aussi l'arme blanche. L'épée, le glaive, le sabre. Je suppose que vous n'avez pas de sabre non plus
DEUX: Désolé ! ...mais vous savez, c'est peut-être plus la peine de...
UN: Remarquez, un simple couteau, ça irait aussi... Non ? ...pas même un canif ? ...une lime à ongles ? Décidément, vous n'avez rien, vous. ...Que les yeux pour pleurer
DEUX: Je ne suis pas très quincaillerie. Et puis, je vous assure que ça va déjà beaucoup mieux. D'ailleurs, je vais peut-être y aller...
UN: Bon, comme vous voulez... je ne veux surtout pas vous obliger. Après tout, chacun doit faire à son rythme
DEUX: Combien je vous dois ?
UN: Cinq cent, comme d'habitude.
DEUX: Voilà...Merci docteur... C'est ça, on peut dire docteur, hein ?
UN: Tout à fait. Docteur, marabout, rebouteux... tout ça, c'est la même famille. L'important c'est qu'on vous guérisse. Et sans vos saloperies de médicaments !
DEUX: Et nous sommes sur la bonne voie, n'est-ce pas ?
UN: On avance, on avance. Mais, avant de partir, je dois quand même vous dire...
DEUX: Oui ?
UN: Vous avez été un peu limite, tout à l'heure
DEUX: Limite ? À quel moment ?
UN: Après le revolver. Au moment du "mauvais ouvrier aux mauvais outils"...
DEUX: Ah, vous dites ça, parce que je me suis un peu emporté. Excusez-moi.
UN: Non, ça, c'est normal, ça fait partie du traitement. Non, juste après, le révolver... Vous avez dit "c'est tellement difficile..."
DEUX: Oui ..."c'est difficile tout ce bordel". J'ai dû dire "bordel". C'est pas joli-joli !
UN: Règle numéro un: ne jamais évoquer de pensées négatives. Vous savez que c'est destructeur pour votre psyché, ça modifie votre inconscient
DEUX: Désolé... ça m'a échappé
UN: C'est sur ce principe qu'est basée toute ma thérapie. Vous ne devez plus...
DEUX: Oui, oui, je ne dois plus penser à... au... au bordel !
UN: Voilà. Adoptez une attitude positive, un regard optimiste sur la vie. Et, surtout, débarrassez-vous de ces médicaments qui vous ramollissent l'esprit.
DEUX: Vous êtes sûr que... ?
UN: Évidemment... Ayez confiance en la Nature. D'ailleurs, je vois bien que votre état s'améliore à chacune de vos visites. Dans quelques mois, tout ça sera définitivement derrière vous. Maintenant, vous devez vous aérer, prendre l'air et vous changer les idées.
DEUX: C'est tout ?
UN: Oui, c'est tout. Croyez-moi, ces médicaments ne sont qu'une béquille inutile. Changez votre façon de voir, oubliez vos idées noires et prenez votre envol.
DEUX: Mon envol ? ...Mais oui, vous avez raison... C'est tout à fait ça ! ...Au revoir !
UN: C'est ça. ...la semaine prochaine, même heure !
DEUX sort.
UN range ses billets, prend le tube de médocs, l'observe.
UN: Comme quoi, avec des ondes positives et un peu de psychologie, on peut faire des miracles... pas besoin de toutes ces saloperies chimiques
UN jette le tube à la corbeille.
Il appuie l'interphone, fait quelques pas, ouvre la fenêtre...
UN: Mathilde, c'est qui le suivant ?
MATHILDE: (off) Madame Holdens, vous savez pour son... Mais, où allez-vous... ?
Soudain, DEUX ouvre la porte, traverse la pièce, va vers la fenêtre...
DEUX: (dans son élan) C'est ça, prendre mon envol ! ...Vous aviez raison, docteur
DEUX saute par la fenêtre.
NOIR
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